L’axe vestibulaire : quand l’équilibre devient matrice cognitive

C’est par l’étude du système vestibulaire (situé dans l’oreille interne), que Christophe Lopez a construit l’un de ses axes majeurs de recherche. Ce système, responsable du sens de l’équilibre, s’avère être un acteur discret mais crucial de la cognition incarnée. Ses travaux montrent que les signaux vestibulaires — traditionnellement associés à la posture ou à la navigation dans l’espace — sont également déterminants pour la conscience de soi, la perception corporelle et les fonctions cognitives de haut niveau.

  • Conscience corporelle et spatialité : Les études de Lopez, publiées notamment dans Current Biology (2010), ont révélé que la stimulation vestibulaire peut modifier la façon dont on perçoit la localisation de son corps (« own-body transformation »), mais aussi la distinction entre « soi » et « l’autre » (source).
  • Altération et illusions corporelles : En induisant des manipulations vestibulaires chez des sujets sains, Christophe Lopez met en évidence des illusions corporelles proches de celles vécues lors de troubles neurologiques, comme la dépersonnalisation ou les expériences de sortie hors du corps. Ce qui interroge profondément la stabilité de notre expérience de soi.

Perception multisensorielle du corps : où le cerveau tisse l’unité de soi

Un autre pilier du travail de Lopez réside dans l’étude de la multimodalité sensorielle de la perception corporelle. Notre sensation d’être un corps, ici et maintenant, est le résultat d’une orchestration subtile entre les signaux vestibulaires, proprioceptifs, tactiles, viscéraux (sensations internes) mais aussi visuels et auditifs.

  • Expériences de dissociation corporelle : Un de ses protocoles marquants consiste à provoquer des conflits sensoriels pour mieux comprendre le phénomène de la « Rubber Hand Illusion » — une illusion durant laquelle une main artificielle caressée en synchronie avec sa main réelle trompe le cerveau, qui intègre alors la fausse main à l’image corporelle (Lopez et coll., Psychological Science, 2011). Lopez a montré que le système vestibulaire influence la force de cette illusion.
  • Du corps au soi autobiographique : Ses découvertes soulignent qu’une faiblesse ou une hypersensibilité proprioceptive et vestibulaire prédispose à des expériences de dissociation, souligne l’existence de « gradients d’incarnation corporelle », et suggère que la stabilité de l’identité personnelle dépend en partie de l’intégrité de ces signaux corporels intégrés (voir Blanke & Lopez, PNAS, 2015).

Vestibule, émotions et santé mentale : la corporalité des affects

Depuis une dizaine d’années, Christophe Lopez s’engage dans une exploration pionnière des liens entre les informations corporelles, l’humeur et les troubles psychiques. Les émotions ne se jouent pas que dans la chimie cérébrale ou les récits personnels : elles vibrent dans la chair, s’inscrivent dans la physiologie la plus profonde.

  • Anxiété et perception du corps : Dans une étude parue dans Journal of Neuroscience (2013), Lopez montre que les personnes sujettes à l’anxiété ou aux attaques de panique présentent des anomalies dans le traitement des signaux vestibulaires, renforçant la théorie selon laquelle une anxiété chronique naît, en partie, d’un déséquilibre entre le cerveau « pensant » et le cerveau « sentant ».
  • Dépersonnalisation et symptômes somatiques : Les troubles de la conscience corporelle seraient au cœur de certaines pathologies dites « psychosomatiques » ou inexpliquées (par exemple, le syndrome de fatigue chronique), révélant l’urgence d’une neuropsychologie des sensations corporelles fines.

Applications cliniques et rééducation : des laboratoires au chevet des patients

L’originalité du parcours de Christophe Lopez réside aussi dans l’ambition de faire dialoguer l’expérimentation cognitive avec l’application clinique. Nombre de ses études conduisent à repenser l’accompagnement des patients souffrant de troubles vestibulaires, de troubles anxieux ou de syndromes de dépersonnalisation.

  • Vertiges et perception de soi : Les travaux du laboratoire INS montrent qu’après un accident vestibulaire (type névrite ou labyrinthite), un tiers des patients développent des troubles de la perception de leur propre corps, voire des troubles dissociatifs à long terme. Ce constat ouvre la voie à des prises en charge intégrant la rééducation vestibulaire, la psychoéducation et la thérapie cognitive, combinée à des outils de stimulation et de réalité virtuelle (INSERM).
  • Réalité virtuelle et remédiation : En collaboration avec des ingénieurs, Lopez participe au développement d’interfaces immersives qui permettent de moduler les signaux sensoriels et d’accompagner la récupération corporelle après une perte sensorielle ou un traumatisme psychique.

L’impact sociétal d’une cognition incarnée

Mettre le corps au centre de la compréhension cognitive, c’est aussi faire écho à des enjeux très contemporains : vieillissement, douleur chronique, troubles du schéma corporel après un accident, plasticité du « soi » dans des sociétés fragmentées… Les recherches de Christophe Lopez rappellent que l’éducation à la perception corporelle devrait s’inscrire dans des politiques de santé publique, et que la prévention de la confusion entre symptômes corporels et pathologiques exige une meilleure transmission de ces savoirs entre monde médical, éducatif et société civile.

  • Selon l’OMS, près d’un tiers de la population adulte en Europe déclare chaque année des symptômes somatiques sans cause médicale claire—un taux corrélé, selon Lopez, à une méconnaissance profonde de la relation entre signaux corporels et troubles psychiques.
  • Ses travaux sont fréquemment mobilisés lors de formations à destination des professionnels de santé, notamment dans les parcours de soins intégrés pour les patients souffrant de troubles du schéma corporel.

Quelques chiffres et faits marquants

  • 30 à 50 % des pathologies vestibulaires chroniques sont accompagnées de troubles anxieux ou de symptômes dépressifs (Dieterich & Brandt, 2010).
  • Environ 15 % de la population générale rapporte au moins une épisode d’expérience hors-du-corps dans la vie adulte (Lopez et Button, 2008).
  • Depuis 2004, Christophe Lopez a publié plus de 120 articles scientifiques sur le thème du corps et de la cognition (source : PubMed, juin 2024).

Perspectives futures : corps, espace et altérité

Le parcours de Christophe Lopez rappelle combien la recherche née du dialogue entre neuroscience fondamentale et approche clinique permet d’ouvrir de nouveaux territoires : la découverte de nouvelles formes de plasticité corporelle, la compréhension des liens entre mémoire épisodique et ancrage corporel, ou l’étude du rôle des cartes sensorielles dans l’empathie et la conscience d’autrui. Ces investigations s’inscrivent dans une perspective plus ample, qui replace le corps — non comme simple véhicule du cerveau ou « interface » — mais comme la matrice vivante et vibrante du sujet pensant et sentant.

À l’heure où la médecine connectée et la robotique poussent à redéfinir le rapport au charnel, les recherches de Christophe Lopez offrent un guide lucide et convaincant : c’est dans le dialogue constant entre sensation, cognition et culture que s’élabore non seulement la santé, mais aussi la connaissance de soi et de l’autre.

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