Aux sources des distinctions entre intelligences : un panorama conceptuel

Dans l’imaginaire collectif, « intelligence » demeure un mot-valise, tantôt louée pour sa rigueur logique, tantôt célébrée pour son inventivité face à l’incertitude. Cette pluralité cache deux visages fondamentaux que les courants cognitifs du XXI siècle s’attachent à disséquer : intelligence analytique, souvent associée à la résolution de problèmes structurés, et intelligence adaptative, qui brille lorsqu’il s’agit de s’ajuster à la nouveauté et à la complexité du monde réel.

La question n'est pas simple, et les chercheurs peinent eux-mêmes à s'accorder sur une définition unique. Les modèles contemporains, influencés par la psychologie cognitive, la neuroscience et l’intelligence artificielle, proposent cependant des cadres robustes pour cerner ces formes d’intelligence, soulignant leurs complémentarités et leurs limites dans nos vies quotidiennes, nos systèmes éducatifs, et même nos choix de société.

Les racines de la distinction : un bref historique

La tradition psychométrique, inaugurée au début du XX siècle par les travaux d’Alfred Binet et Charles Spearman, avait pour ambition de quantifier le « facteur g » — une sorte de noyau dur de l’intelligence, mesuré notamment par le fameux QI. Longtemps, ce modèle a dominé les tests et la compréhension publique de l’intelligence, valorisant l’analyse, la logique, et la manipulation d’informations décontextualisées.

Pourtant, dès les années 1970-1980, des voix dissidentes émergent. Raymond Cattell distingue déjà un « facteur Gf » (intelligence fluide, plus liée à l'adaptation) du « facteur Gc » (intelligence cristallisée, plus liée au savoir et au raisonnement analytique). Howard Gardner popularise ensuite la notion d’« intelligences multiples », dont plusieurs dépendent de la capacité d’adaptation à des environnements changeants, à l’opposé de la résolution canonique de problèmes. Robert Sternberg, quant à lui, propose une « triarchic theory » qui inclut explicitement une composante adaptative à côté de l’analytique et de la créative (Sternberg, 2003).

  • Intelligence analytique : évaluer, comparer, gérer l’information selon des règles stables, souvent dans des contextes familiers et bien définis.
  • Intelligence adaptative : naviguer face à l’imprévisible, s’ajuster à des contextes nouveaux, modifiés, ou ambigus, dépasser l’application mécanique de méthodes connues.

Modèles cognitifs contemporains : revisiter les catégories

Analytique : la maîtrise des règles, des faits, et du « connu »

L’intelligence analytique, dans son acception moderne, se fonde sur la capacité à :

  • Résoudre des problèmes bien structurés, à partir d’énoncés explicites
  • Mettre en œuvre des règles logiques ou mathématiques prédéfinies
  • Mobiliser des connaissances stockées (mémoire sémantique), raisonner de manière déductive ou inductive

En neuropsychologie, de tels processus activent principalement les réseaux fronto-pariétaux, en particulier lorsque l’on mesure l’activité cérébrale lors de tests de QI ou d’exercices scolaires classiques (Jung & Haier, 2007).

Cette forme d’intelligence apparaît prédictrice de la réussite scolaire et académique, mais se révèle moins performante dès que les contextes sortent des cadres connus. Elle s’exprime pleinement dans :

  • Les mathématiques formelles
  • Les jeux d’échecs ou de logique pure
  • La maîtrise des langages techniques ou symboliques

Elle reste néanmoins peu indicative de la capacité à réussir dans des environnements complexes ou chaotiques (là où les données manquent, où les objectifs fluctuent, où plusieurs solutions sont acceptables).

Adaptative : l’intelligence des mondes incertains

L’intelligence adaptative, telle qu’explorée par la psychologie évolutionniste ou encore les neurosciences des processus dynamiques, implique la capacité de :

  • Percevoir et interpréter les signaux faibles (indices nouveaux ou ambigus dans l’environnement)
  • Réviser ses schémas de pensée face à l'échec ou à l'évolution de la situation
  • Créer ou ajuster des stratégies inédites en l’absence de solutions « toutes faites »
  • Collaborer, négocier, intégrer des perspectives hétérogènes, souvent en situation d’interdépendance

Sur le plan cérébral, cette forme d’intelligence mobilise davantage les « réseaux de contrôle exécutif » flexibles (notamment le cortex préfrontal dorsolatéral) et le « réseau par défaut » impliqué dans la pensée divergent et la créativité (Beaty et al., 2016).

Les études d’activités cérébrales montrent que les personnes capables d'adaptation déploient une connectivité plus riche entre des régions habituellement cloisonnées (Cocchi et al., 2013), ce qui s’incarne dans des situations telles que :

  • L’ajustement à un handicap soudain
  • L’apprentissage sur le tas dans un métier émergent
  • La survie ou la résilience en contexte d'incertitude (crise, bouleversements sociaux ou climatiques, etc.)

Quand ces deux intelligences s’opposent… et se complètent

Aucune de ces formes d’intelligence ne s’exerce dans le vide. Dès lors, la frontière, bien que conceptuelle, est souvent floue dans le quotidien :

  • L’intelligence analytique opère comme un moteur d’optimisation, d’efficacité dans des environnements stables.
  • L’intelligence adaptative agit comme un levier de plasticité, de résilience et d’innovation face à l’incertain.

Des expériences en résolution de problèmes « ouverts » (où aucune solution n’est explicitement donnée) montrent que, même chez des individus à haut QI, la rigidité analytique peut mener à l’échec si elle empêche de questionner ses propres hypothèses de départ — le phénomène du « biais de fixation fonctionnelle », bien documenté en psychologie expérimentale (Smith, 1995).

A l’inverse, trop miser sur l’adaptabilité au détriment de l’analyse peut conduire à une dispersion, une perte de critères fiables ou une absence de méthode, phénomène observé dans certains syndromes frontaux ou, en contexte éducatif, chez des élèves confrontés à des tâches mal cadrées sans outillage méthodologique minimal.

Applications concrètes : éducation, handicap, intelligence artificielle

Quel impact dans l’éducation ?

Le système scolaire récompense encore majoritairement l’intelligence analytique : QCM, dissertations structurées, problèmes mathématiques à résoudre à partir de protocoles précis. Pourtant, les enquêtes PISA de l’OCDE depuis 2012 insistent sur la nécessité d’évaluer aussi la résolution de problèmes non-routiniers et la capacité à s’adapter à des contextes nouveaux (PISA 2012). Les corrélations entre réussite scolaire et réussite professionnelle se sont d’ailleurs affaiblies ces vingt dernières années : une étude britannique mentionnait déjà en 2017 qu’à peine 50% des compétences les plus demandées à l’horizon 2030 figuraient au programme des formations initiales (The Guardian, 2017).

Handicap ou neurodiversité : adaption, plasticité, résilience

L’intelligence adaptative prend tout son sens lorsqu’il s’agit de contourner des obstacles (troubles moteurs, sensoriels, cognitifs), d’inventer de nouveaux modes de communication, ou de tirer avantage de la diversité cognitive. Plusieurs études chez les enfants sourds montrent ainsi que leur habileté à jongler entre langue des signes, lecture labiale et communication écrite dope leur créativité adaptative et leurs faisceaux attentionnels (Hall et al., 2015).

En neuropsychologie clinique, la notion de « recovery » post-AVC n’est jamais une simple reconquête analytique : elle dépend d’une capacité à réinventer les gestes, à recréer des routines ou à compenser des pertes, c’est-à-dire à mobiliser une intelligence essentiellement adaptative.

Miroir des machines : intelligence artificielle et hybridité

Les systèmes d’intelligence artificielle, longtemps champions de l’analytique (Deep Blue battant Kasparov en 1997, systèmes de calcul symbolique, etc.), peinent face à des tâches adaptatives pures : navigation dans l’imprévu, apprentissage « hors distribution », flexibilité stratégique (Silver et al., 2016).

Les progrès des réseaux de neurones profonds, et plus récemment de l’apprentissage par renforcement, illustrent un virage : l’IA moderne tente d’approcher — encore très partiellement — les capacités humaines d’adaptation. Elle demeure toutefois très loin de la plasticité naturelle observée chez l’homme, en particulier dans l’intégration simultanée du social, de l’éthique, et du contextuel. Cette frontière — entre résolution de tâches définies et « sens » donné à l’expérience — éclaire les défis éthiques et techniques du secteur.

Pour une vision élargie de l’intelligence humaine

En filigrane se dégage une conviction des sciences cognitives actuelles : l’intelligence analytique et l’intelligence adaptative ne sont ni rivales, ni interchangeables. Elles incarnent deux axes fondamentaux de notre humanité :

  • La capacité à raisonner rigoureusement, à extraire l’abstrait du concret (analytique).
  • L’élan pour innover, rebondir, apprivoiser la complexité et parfois le désordre (adaptative).

Plus que jamais, l’époque invite à valoriser leur dialogue — à l’école, dans la santé, au travail comme dans la société. Le défi, pour les années à venir, sera moins de hiérarchiser ces intelligences que d’apprendre à les identifier, les cultiver et les articuler avec lucidité.

Alors que les frontières du « connu » cèdent régulièrement sous la pression du changement technologique, climatique, culturel, faire de l’intelligence adaptative et analytique un tandem plutôt qu’un duel semble la clé d’une compréhension renouvelée de la cognition humaine.

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