Ce que nous entendons par “flexibilité cognitive”

Impossible de se fondre dans le quotidien sans cette étrange faculté de “changer de lunettes”, de voir le même décor sous d’autres angles, d’ajuster notre comportement à des règles nouvelles ou à des environnements imprévus. Cette aptitude, baptisée flexibilité cognitive, irrigue notre vie mentale : elle permet à l’enfant de découvrir, à l’adulte de rebondir, à chacun de repenser ses stratégies, de jongler avec les contradictions, de se reconstruire face à l’imprévu.

Dans la littérature scientifique, la flexibilité cognitive désigne la capacité à :

  • Passer rapidement d’une tâche à une autre
  • Adapter ses pensées ou comportements face à des changements d’exigences ou de perspectives
  • Gérer des informations contradictoires ou ambiguës
Pour mesurer cette compétence, les chercheurs recourent souvent à des outils comme le test de Wisconsin Sorting Card Test (Berg, 1948), le Trail Making Test ou la version informatisée du test de Stroop.

Petite enfance : premiers pas vers la flexibilité

Chez le jeune enfant, la flexibilité cognitive n’est pas un acquis précoce – elle émerge progressivement, au fil d’un développement cérébral encore en pleine effervescence. Les premières recherches datant des années 1980, notamment celles de Diamond & Taylor (1996), ont montré que les enfants d’âge préscolaire peinent à changer de règles lors de jeux, optant longtemps pour la consigne initiale même si on leur en propose une nouvelle.

Ce n’est qu’au-delà de 4 à 5 ans que les enfants réussissent majoritairement à “switcher” entre deux règles simples (comme trier des cartes tantôt par couleur, tantôt par forme). D’un point de vue neurodéveloppemental, cela correspond à la maturation progressive du cortex préfrontal – cette région du cerveau qui s’active lors des tâches impliquant l’ajustement des comportements, la planification, ou l’inhibition de réponses devenues inadaptées (Best & Miller, 2010).

  • 3 ans : La majorité des enfants échouent aux tâches de switching.
  • 4-5 ans : Apparition de la capacité à alterner entre plusieurs règles (65 à 80 % de réussite selon les études selon Zelazo, 2006).
  • 6-7 ans : Affinement visible : prise de conscience des règles et capacité à expliquer verbalement les changements.

Une anecdote fascinante découverte dans une étude longitudinale de 2018 : la capacité d’alternance à 6 ans prédirait non seulement la réussite scolaire, mais également la flexibilité sociale à l’adolescence (Blair & Razza, 2007).

Adolescence : un second souffle

L’adolescence est ce temps singulier où le cerveau, loin d’être “mature”, subit une vaste réorganisation. Plusieurs études d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ont mis en lumière la poursuite de la myélinisation dans le cortex préfrontal durant cette période. Là où l’enfant suit parfois la règle de façon rigide, l’adolescent commence à faire preuve d’une adaptabilité véritablement créative, capable par exemple d’appliquer de nouvelles stratégies dans des contextes ludiques ou scolaires (Crone & Dahl, 2012).

  • Des performances au Wisconsin Card Sorting Test se rapprochent de celles des jeunes adultes vers 15-16 ans (Huizinga et al., 2006).
  • On observe cependant une “fenêtre de vulnérabilité” : sous stress ou forte pression sociale, la flexibilité cognitive peut temporairement diminuer, avant de se renforcer à l'entrée dans la vingtaine.

Loin d’un simple lissage, la trajectoire de la flexibilité cognitive traverse en réalité une phase de turbulences : on expérimente, on hésite, on corrige, on dévie. Cette période critique serait propice à l’apprentissage de la gestion de l’incertitude – une compétence précieuse pour la vie adulte.

L’âge adulte : apogée, puis inflexions

En âge adulte, la flexibilité cognitive atteint son point culminant. C’est à ce stade qu’elle contribue à notre adaptabilité professionnelle, à la résolution créative de problèmes et à la gestion de contextes multiples. Des travaux de Miyake et Friedman (2012) suggèrent que c’est autour de 25 à 35 ans que les individus obtiennent les scores les plus élevés aux tâches d’alternance mentale et de changement de perspective – signe d’une intégration optimale des réseaux cérébraux impliqués.

  • 25-35 ans : Pic de performance mesuré sur les tâches de switching (jusqu’à 98% de réussite sur certains tests structurés : source, Zhou et al., 2014).
  • 35-50 ans : La flexibilité cognitive reste stable, mais commence à faiblir sur des tâches nécessitant de plus grands ajustements lorsque la nouveauté est très marquée.

Ce ralentissement très progressif ne se traduit pas par une chute abrupte. Nombre d’adultes compensent par l’expérience, le recours à des heuristiques ou une meilleure gestion des ressources attentionnelles (Hedden & Gabrieli, 2004). L’effet de l’environnement (mobilité, formation, défis intellectuels) peut ralentir cette inflexion (Valenzuela & Sachdev, 2006).

Le vieillissement : la flexibilité sous la pression du temps

Le troisième âge, traditionnellement associé au déclin des capacités cognitives, n’est pas une fatalité uniforme. La flexibilité cognitive y connaît effectivement une diminution, mais les modalités de ce déclin sont variables et dépendantes de facteurs biologiques, sociaux et environnementaux.

  • Baisse progressive, pas brutale : Des études suggèrent que le recul sur des tâches complexes commence dès la fin de la quatrième décennie, mais n’affecte la vie quotidienne qu’au fil d’accumulation des facteurs de risque (Diamond, 2013).
  • Facteurs d’atténuation :
    • Activité physique régulière
    • Stimulations intellectuelles (ex : jeux de société, arts, apprentissage linguistique)
    • Réseau social riche

Une étude remarquable de 2019 portant sur plus de 4000 adultes entre 60 et 90 ans (Liu et al., 2019) a montré que les seniors engagés dans des activités mentales stimulantes présentaient des performances proches de celles des quadragénaires sur certains tests de flexibilité cognitive. Le “facteur réserve cognitive” agit comme un amortisseur face au déclin attendu.

Dimensions biologiques : de la connectivité cérébrale aux neurotransmetteurs

La trajectoire de la flexibilité cognitive épouse celle de nos grands équilibres neurobiologiques.

  • Connectivité cérébrale : Le développement puis le raffinement des réseaux fronto-pariétaux (ces circuits reliant le cortex préfrontal aux régions sensorimotrices et associatives) sous-tend l’évolution de la flexibilité au fil des âges (Dajani & Uddin, 2015). Les études en IRM morphométrique démontrent qu’une “épaisseur corticale” plus grande dans certaines régions frontales est corrélée à de meilleures performances de flexibilité cognitive chez l’adulte jeune (Zanto & Gazzaley, 2013).
  • Neurotransmetteurs : La dopamine apparaît comme un modulateur central de la flexibilité (Floresco, 2013), notamment dans le cortex préfrontal. Avec l’avancée en âge, la diminution progressive de la transmission dopaminergique semble expliquer en partie le ralentissement observé, mais des différences interindividuelles considérables persistent.

Ajoutons à cela l’impact de pathologies neurodégénératives : la maladie de Parkinson, caractérisée par une chute massive de la dopamine, engendre un déficit marqué de flexibilité cognitive, perceptible sur les tests d’alternance (Cools et al., 2001).

Facteurs environnementaux et contextuels : l’intelligence adaptative au pluriel

La flexibilité cognitive n’est pas un destin figé. Les contextes de vie contribuent puissamment à sa préservation ou, inversement, à son érosion.

  • Enfants grandissant dans des environnements riches en stimulation cognitive montrent des taux de progression supérieurs de 10 à 15 % sur les tâches d’alternance par rapport à leurs pairs moins exposés (Farah et al., 2006).
  • Chez l’adulte, la pratique régulière d’activités variées (nouveaux apprentissages, voyages, résolution de problèmes inédits) est associée à un maintien de la flexibilité, même au-delà de 70 ans (Stern, 2009).
  • Le contexte émotionnel et le stress influencent directement cette faculté d’adaptation, en particulier dans l’adolescence et à la transition vers la vieillesse.

Perspectives pour stimuler la flexibilité cognitive à chaque âge

Les recherches en neurosciences cognitives ont ouvert de nouvelles pistes pour renforcer la flexibilité cognitive tout au long de la vie.

  • Approches éducatives adaptées : Dès l’école maternelle, la pratique du jeu symbolique, de la résolution coopérative de problèmes ou d’activités artistiques variées favorise l’éclosion de la flexibilité mentale (Diamond & Lee, 2011).
  • Entraînement cognitif ciblé : Chez l’adulte, des programmes sérieux d’entraînement “dual n-back” ou de méditation de pleine conscience montrent des résultats tangibles, même à court terme (Keller et al., 2017).
  • Préserver la santé globale : Activité physique, alimentation variée, sommeil de qualité, gestion de l’anxiété : autant de leviers qui, en synergie, protègent la connectivité cérébrale impliquée dans la flexibilité (Ngandu et al., 2015).

Si la plasticité cérébrale a ses limites, elle n’entérine jamais une fatalité totale. Demeurer curieux, se confronter à la nouveauté, accepter l’incertitude : ces actes, légers ou fulgurants, répétés à tout âge, créent les micro-adaptations qui, morceau par morceau, entretiennent les ressorts de l’intelligence flexible. La flexibilité cognitive n’est pas un simple indicateur : c’est une promesse, un art d’exister où chaque âge a sa lumière.

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