Le paysage changeant de l’intelligence humaine

L’intelligence adaptative, cette capacité à ajuster ses comportements, à résoudre des problèmes inédits et à apprendre en fonction de contextes variés, n’a jamais été figée dans le marbre. Si la biologie en fournit l’ossature, c’est la culture, l’environnement, la technique, qui en alimentent la dynamique. L’irruption, puis l’expansion fulgurante des technologies numériques (Internet, smartphones, plateformes d’interaction, intelligence artificielle, etc.) bouleverse plus que jamais les facteurs qui façonnent notre aptitude à nous adapter – individuellement et collectivement. Comment les influences classiques – formation, expérience, interactions sociales – sont-elles reconfigurées par le flux continu des innovations technologiques ?

L’environnement sociodigital : creuset de nouvelles pressions adaptatives

L’exposition quotidienne à des environnements numériques transforme en profondeur les conditions d’apparition et le champ de déploiement de l’intelligence adaptative.

  • Hyperconnectivité : Un individu européen passe en moyenne 6 h 4 min par jour connecté à Internet (Digital 2023, We Are Social/Hootsuite). Les sollicitations multiples – notifications, messages, informations en flux tendu – créent un environnement marqué par la fragmentation attentionnelle et la surcharge cognitive.
  • Données et infobésité : La quantité d’informations créée chaque jour est vertigineuse : en 2022, 328,77 millions de téraoctets étaient générés quotidiennement à l’échelle mondiale (Statista). L’enjeu adaptatif se situe alors aussi dans la capacité à filtrer, hiérarchiser, vérifier, et non simplement à assimiler ou stocker.
  • Virtualisation des interactions : Les relations tissées via réseaux sociaux, messageries ou plateformes collaboratives modifient les codes sociaux (usage des émojis, de l’asynchrone, de la caméra, etc.) et requièrent une plasticité sociale et émotionnelle accrue (Turkle, 2017).

Ces modifications environnementales confrontent chacun à la nécessité de développer des compétences inédites de régulation, de flexibilité, mais aussi d’auto-formation constante.

Plasticité cérébrale à l’épreuve du numérique : réalités et nuances

Il serait tentant, face à l’accélération technologique, de plaider pour un bouleversement radical de notre cerveau – mais les choses sont plus subtiles.

  • Effets sur l’attention et la distraction : Des études en neuropsychologie (Wilmer et al., 2017) rappellent que l’usage intensif du numérique s’accompagne de modifications du fonctionnement attentionnel : alternance de micro-focalisations, moindre persistance sur une même tâche, mais aussi rapidité de repérage d’informations saillantes. L’intelligence adaptative se reconstruit ainsi à travers de nouveaux arbitrages entre dispersion et concentration.
  • Capacité de transfert et d’abstraction : L’usage d’outils interactifs favorise, chez les plus jeunes, le développement d’une forme d’agilité cognitive, mais cette dernière risque de rester cantonnée à des contextes numériques si elle n’est pas reliée à des expériences variées. La plasticité du cerveau dépend de la diversité des expériences, non de leur seule virtualisation (Green et Bavelier, 2008).
  • Évolution de la mémoire : La recherche (Sparrow et al., 2011) montre que l’accès rapide à l’information réduit la mobilisation de la mémoire de rappel au profit de la mémoire de localisation (« Google effect » : savoir où trouver, plus que se souvenir). Adaptation ? Certes, mais au prix possible d’un appauvrissement des savoirs internalisés.

Éducation, apprentissage et formation : les processus de l’intelligence revisitée

L’éducation, laboratoire premier de l’intelligence adaptative, est un terrain de bouleversements majeurs induits par les technologies :

  1. Accès élargi au savoir, mais uniformisation des sources : Si un accès massif à la connaissance (Khan Academy, MOOCs, YouTube éducatif) accroît la plasticité adaptative, il favorise aussi les bulles informationnelles et la pensée convergente (Pariser, 2011). La capacité à confronter, contextualiser, discuter devient aussi cruciale que la mémorisation brute.
  2. Apprentissage par le jeu et simulation : L’essor des serious games, ou des dispositifs immersifs (casques VR), ouvre un champ inédit à l’apprentissage par expérimentation. Il est montré que l’engagement, la motivation, et la rétention augmentent (Vogel et al., 2006), mais à condition d’accompagner ces dispositifs et d’en comprendre la logique.
  3. Auto-formation et autodirection : Les parcours individualisés, facilités par les plateformes adaptatives (IA éducatives), modifient la place de l’apprenant : moins soumis, plus acteur, mais parfois dépourvu de repères collectifs. Les chercheurs (Siemens, 2005) questionnent la capacité de l’intelligence humaine à se nourrir d’écosystèmes ouverts sans fragmentation identitaire.

L’enjeu est aujourd’hui de développer à la fois des compétences techniques, métacognitives (apprendre à apprendre, à s’auto-évaluer), et sociales (collaborer, partager, argumenter dans la diversité numérique).

Renouvellement des interactions sociales et adaptation émotionnelle

L’intelligence adaptative n’est jamais solitaire. Or, sous l’effet des réseaux et des interfaces, l’interaction humaine se réinvente :

  • Multiplication des contextes d’interaction : Un jeune adulte entretient en moyenne 150 connexions numériques (Dunbar, 2016), soit le fameux “nombre de Dunbar”, mais ces liens sont plus éphémères et fragmentés. La capacité à hiérarchiser ses relations, à lire des signaux non verbaux médiés par écran, devient une compétence-clé.
  • Émotions et régulation en ligne : Les travaux sur le “désinhibition online” (Suler, 2004) pointent des effets ambivalents : facilité à s’exprimer, mais aussi risques de malentendus, de dépersonnalisation, de propagation d’émotions épidémiques (Hatfield et al., 1994). L’adaptation émotionnelle passe par la maîtrise de nouveaux codes et la vigilance éthique.
  • Risques et vulnérabilités : Le cyberharcèlement touche aujourd’hui 1 adolescent sur 5 en France selon l’UNICEF (2022), modifiant profondément la perception de l’espace social et l’expérience de la norme, avec des conséquences durables sur les compétences d’adaptation psychologique.

Inégalités d’accès, inégalités d’adaptation : une fracture qui se complexifie

L’impact des nouvelles technologies sur l’intelligence adaptative ne saurait être appréhendé sans questionner les inégalités :

  • Fracture numérique classique : 13 % des ménages français restent sans connexion Internet en 2023 (INSEE), freins matériels pour développer les nouvelles compétences adaptatives.
  • Fractures d’usage : Moins visibles, elles concernent la capacité à exploiter ingénieusement les technologies : seuls 58 % des adultes européens s’estiment capables de détecter des fake news (Eurobaromètre, 2022).
  • Facteurs socio-culturels et âge : Chez les seniors (65+), l’adoption du numérique reste très inégale et conditionne la possibilité de maintenir une intelligence adaptative efficace dans un environnement technologisé (OCDE, 2021).

Les bénéfices potentiels des innovations sont donc loin d’être équitablement répartis, et risquent d’accentuer les écarts en matière de compétences adaptatives.

Dynamique de norme et plasticité, ou le paradoxe adaptatif

Enfin, si les nouvelles technologies génèrent des opportunités inédites, elles imposent aussi des normes d’adaptation. La capacité à “suivre” le rythme des innovations devient, pour certains chercheurs (Brunila & Valero, 2021), une injonction presque pathogène : être “adapté”, c’est être performant, multitâche, résistant au changement permanent. Ce paradoxe – la norme de l’adaptation – interroge sur le sens de l’intelligence humaine : s’ajuster à tout prix, ou préserver aussi des espaces de lenteur, de doute, de prise de recul ?

Vers un humanisme du numérique, ou la fabrique d’une intelligence pluraliste

Sous l’impulsion des nouvelles technologies, l’intelligence adaptative mute, mais ne s’uniformise ni ne s’amenuise. Elle se diversifie, s’hybride, s’inscrit désormais dans une dialectique entre humains et machines, entre capacités individuelles et collectives, entre impératifs d’innovation et besoins de stabilité.

C’est finalement à un apprentissage permanent de la critique, de la collaboration, de la connaissance de soi que nous invitent les bouleversements actuels. Les ressorts de l’intelligence adaptative s’étendent autant vers la maitrise des outils que vers le discernement éthique, la capacité à façonner des environnements soutenants, et à préserver nos marges d’autonomie dans le flux du numérique.

Sources :

  • Digital 2023 (We Are Social / Hootsuite)
  • Statista (2023)
  • Turkle, S. (2017) – “Reclaiming Conversation”
  • Wilmer, H. & Chein, J., Neumark-Sztainer, D. (2017), Psychol. Bull.
  • Green, C. & Bavelier, D. (2008), Nat. Rev. Neurosci.
  • Sparrow, B., Liu, J., & Wegner, D. M. (2011), Science
  • Pariser, E. (2011). The Filter Bubble.
  • Vogel, J. J. et al. (2006), Comput Educ.
  • Siemens, G. (2005). Connectivism.
  • Dunbar, R. (2016), “Do online social media cut through the constraints that limit the size of offline social networks?” Royal Society Open Science
  • Suler, J. (2004), CyberPsychology & Behavior.
  • UNICEF France (2022)
  • INSEE (2023)
  • Eurobaromètre (2022)
  • OCDE (2021)
  • Brunila, K., & Valero, D. (2021), European Educational Research Journal.
  • Hatfield, E., Cacioppo, J. T., & Rapson, R. L. (1994). Emotional contagion.

En savoir plus à ce sujet :