Piaget : un génie discret à l’origine d’une révolution cognitive

Il existe des penseurs qui changent la perspective par laquelle une époque perçoit le monde. Jean Piaget (1896-1980) appartient à cette constellation. Psychologue suisse au parcours d’abord marqué par la philosophie, la biologie et même la poésie, Piaget est aujourd’hui considéré comme le fondateur de l’épistémologie génétique. Mais s’il demeure une figure tutélaire si vivace, c’est qu’il a redéfini la manière dont nous comprenons l’intelligence et son processus d’adaptation face à la réalité.

Contrairement à la croyance répandue jusqu’au début du XX siècle, l’intelligence n’est pas pour Piaget un simple capital que l’on transmettrait – par héritage ou instruction – à la façon d’une valise remplie de connaissances. L’intelligence, radicalement, se construit par l’action, au fil des interactions avec le monde. Elle est adaptation vivante.

Du Binet au laboratoire genevois : rupture et héritage

Aux débuts du XX siècle, la psychologie reste dominée par les tests d’intelligence d’Alfred Binet ou la psychométrie. On mesure les performances, on classe, on compare. Piaget, quant à lui, veut comprendre comment l’intelligence se développe, et non pas seulement combien elle vaut à un instant donné.

C’est au sein de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, à Genève, que Piaget va faire émerger ce tournant : la question centrale n’est plus le niveau, mais le mécanisme de l’adaptation intellectuelle. Ce déplacement d’axe va nourrir une révolution scientifique, bientôt reconnue dans le monde entier.

L’adaptation cognitive selon Piaget : assimilation, accommodation et équilibre

L’une des contributions fondamentales de Piaget est d’avoir proposé des mécanismes précis rendant compte de l’adaptation de l’intelligence. Son approche repose sur un triptyque célèbre :

  • Assimilation : le sujet incorpore les nouvelles données à ses structures mentales existantes. Par exemple, un enfant assimilera un zèbre à un “cheval rayé” s’il n’a jamais vu ce type d’animal auparavant.
  • Accommodation : quand l’information nouvelle ne peut être pleinement intégrée à l’ancien schéma, le sujet modifie ses structures mentales. L’enfant comprendra que le zèbre n’est pas un cheval, mais une espèce différente.
  • Équilibration : ce processus dynamique équilibre en permanence assimilation et accommodation, permettant à l’intelligence de progresser. C’est le moteur, invisible mais crucial, de l’adaptation intellectuelle.

Ce modèle dynamique, qui va bien au-delà de la simple acquisition de connaissances, a influencé durablement la psychologie cognitive. Il fut d'ailleurs reconnu comme "l’un des modèles de développement les plus féconds et les plus cités en sciences humaines" (Bringuier, 1977).

L’enfant piagétien : les stades, fenêtres de l’adaptation

Les enquêtes de Piaget et de ses collaborateurs mettront vite en lumière une évidence déconcertante : l’intelligence de l’enfant n’est pas celle de l’adulte en miniature. Les moyens de comprendre le monde évoluent radicalement selon l’âge, et selon des lois propres.

Piaget distingue quatre grands stades de développement, chacun marqué par des formes spécifiques de structuration de la pensée (Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, 1936) :

  1. Stade sensori-moteur (0-2 ans) : l’enfant agit sur le monde par l’expérimentation directe, avant même le langage.
  2. Stade préopératoire (2-7 ans) : apparition du langage, pensées encore intuitives, difficulté à prendre en compte des points de vue différents.
  3. Stade des opérations concrètes (7-11 ans) : rationalité émergente, capacité à raisonner sur le réel, compréhension de la conservation (du volume, de la matière…).
  4. Stade des opérations formelles (11-16 ans et après) : apparition de la pensée abstraite et des raisonnements hypothético-déductifs (R. Siegler, 1991).

À chaque stade, l’adaptation intellectuelle se manifeste par de nouveaux équilibres entre assimilation et accommodation, reflets de la plasticité de la pensée humaine. Plus qu’une simple chronologie, Piaget propose une cartographie du devenir intellectuel, aujourd’hui encore étudiée, discutée et enrichie par les neurosciences modernes (Kuhn, 2000).

De l’individuel au collectif : l’adaptabilité humaine et la société

L’adaptation n’est pas qu’individuelle. Dès les années 1940, Piaget intègre la dimension sociale dans sa réflexion. Pour lui, comprendre les règles, coopérer, entrer dans la logique de l’interaction, tout cela relève de l’adaptation intellectuelle.

L’enfant construit ses connaissances dans des contextes, par l’échange, le conflit sociocognitif, ce que Piaget appelle « la décentration ». Cette rencontre entre autrui et soi est à la base de la prise de perspective, de l’empathie, et même d’une intelligence morale.

  • Les recherches en psychologie de l’éducation (Perret-Clermont, 1979) montreront qu’une partie de l’adaptation intellectuelle réside dans la capacité à négocier, argumenter, collaborer, bien au-delà de l’accumulation individuelle de savoirs.

À travers cette intuition, Piaget anticipe de plusieurs décennies les nouvelles pédagogies coopératives et les recherches sur la cognition sociale.

Piaget et la neuroplasticité cognitive : quelles convergences ?

Si Piaget ne disposait pas des outils modernes d’imagerie cérébrale, plusieurs de ses principes trouvent aujourd’hui des échos remarquables dans les neurosciences cognitives.

  • Les processus d’équilibration rappellent la plasticité cérébrale décrite par des chercheurs comme Eric Kandel ou Michael Merzenich : face à un environnement changeant, le cerveau renouvelle ses connexions (Merzenich et al., 1996; Kandel, 2006).
  • L’identification de fenêtres temporelles privilégiées pour certains apprentissages (Lenneberg, 1967 ; Kuhl, 2004) renvoie à la dynamique des stades chez Piaget, cependant nuancée aujourd’hui par la prise en compte de la variabilité individuelle (Blakemore & Choudhury, 2006).

Certaines critiques ont parfois opposé aux cadres piagétiens des arguments sur la sous-estimation des influences sociales (Vygotski, 1934), ou sur le caractère moins rigide des “stades”. Mais la vision globale d’une intelligence active, en constante transformation face à son milieu, est aujourd’hui un socle partagé.

Le legs éducatif : pédagogies et formation de l’intelligence adaptative

Les travaux de Piaget ont bouleversé non seulement la psychologie, mais aussi la pédagogie et l’éducation. Son influence demeure visible dans de nombreux programmes scolaires à travers le monde, et notamment en France où de grandes réformes éducatives des années 1970 et 80 s’inspirent de ses travaux (cf. Circulaire n°77-323, 1977).

  • Les pédagogies actives (Freinet, Montessori dans sa version européenne…) reprennent l’idée de l’enfant “chercheur”, acteur de son propre développement, et non réceptacle passif.
  • L’évaluation de l’élève ne se limite plus à quantifier, mais s’efforce d’analyser les processus eux-mêmes : quelle stratégie adopte-t-il pour résoudre un problème ? Comment évolue-t-il face à l’erreur ?
  • Le concept d’intelligence adaptative – capacité à ajuster ses stratégies face à la nouveauté, à se montrer flexible – imprègne désormais les réflexions contemporaines sur l’éducation inclusive, la remédiation cognitive ou les nouvelles technologies d’apprentissage (Sternberg, 2022).

Des études longitudinales récentes (Anderson et al., 2015) montrent que les enfants exposés à des pédagogies inspirées de Piaget développent plus facilement des compétences transversales, comme la résolution de problèmes complexes ou la pensée critique.

Actualité de la pensée piagétienne : de l’adaptation individuelle à l’intelligence collective

Aujourd’hui, à l’âge de l’IA et de la société ultra-connectée, Piaget continue d’irriguer les recherches sur l’intelligence adaptative. La psychologie de l’apprentissage, mais aussi les sciences informatiques ou l’intelligence artificielle s’intéressent désormais à la plasticité, à la capacité de construire des modèles internes flexibles.

L’adaptation piagétienne n’est pas l’ajustement automatique ; elle suppose exploration, tâtonnement, parfois même crise et remise en cause. Cette vision humaniste de la cognition, axée sur la capacité à questionner ses propres schémas, demeure riche d’enseignements pour la société de demain. Elle engage à penser l’intelligence comme un chemin en devenir, collectif autant qu’individuel, cherchant sans cesse le juste équilibre entre continuité et rupture.

Pour aller plus loin

  • Piaget, J. (1970). Psychologie et pédagogie. Denoël.
  • Kuhn, D. (2000). Metacognitive Development. Current Directions in Psychological Science, 9(5), 178-181.
  • Siegler, R. S. (1991). Children's Thinking. Prentice Hall.
  • Perret-Clermont, A. N. (1979). La construction de l’intelligence dans l’interaction sociale. Peter Lang.
  • Sternberg, R. J. (2022). Adaptive Intelligence: Surviving and Thriving in Times of Uncertainty. Cambridge University Press.
  • Blakemore, S. J. & Choudhury, S. (2006). Development of the adolescent brain: implications for executive function and social cognition. Journal of Child Psychology and Psychiatry, 47(3), 296-312.
  • Merzenich, M. M., et al. (1996). Temporal processing deficits of language-learning impaired children ameliorated by training. Science, 271(5245), 77-81.
  • Kandel, E. R. (2006). In Search of Memory: The Emergence of a New Science of Mind. Norton.

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