Aux origines de l’adaptation : des intuitions anciennes à la science contemporaine

L’adaptation a-elle attendu le XXI siècle pour s’inviter dans la réflexion éducative ? Sur le terrain, il suffit de visiter une classe Montessori, une UPE2A (Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) ou de converser avec un enseignant en Réseau d’Éducation Prioritaire pour sentir que l’ajustement, la plasticité et la créativité sont les fils d’or de la tâche pédagogique. Mais théoriser l’intelligence adaptative comme objet scientifique, et l’examiner sous l’angle des neurosciences, des sciences de l’apprentissage et de la psychologie cognitive : cela est récent, et pourtant, il s’ancre dans une longue histoire.

Revenir à l’étymologie alimente la réflexion. « Adapter », du latin adaptare, c’est « ajuster à ». Dès l’Antiquité, Aristote évoquait la phronèsis — la sagesse pratique, cette forme d’intelligence vers l’action ajustée au contexte. Plus tard, John Dewey, au tournant du XX siècle, ouvrait la voie à une éducation centrée sur la résolution de problèmes et le « learning by doing », concept fondamentalement adaptatif (Stanford Encyclopedia of Philosophy).

Pourtant, l’histoire de la psychologie scientifique a longtemps favorisé une conception de l’intelligence comme entité stable, mesurable, hiérarchique — la fameuse mesure du QI inaugurée par Binet et Simon en 1905. Pendant des décennies, la capacité d’un individu à réussir dans le moule scolaire était supposée révéler la qualité « objective » de son intelligence. Ce paradigme, quoique hérité de la clinique, dominera la recherche et la pratique éducative large partie du XX siècle (voir Encyclopaedia Britannica).

Changer de focale : comment la notion d’intelligence adaptative s’est imposée

Le tournant des années 1970-1980, oeuvré par un vent de réformes éducatives mais surtout par un renouvellement des sciences cognitives, remet en question cette hégémonie. Des voix s’élèvent pour contester une vision monolithique de l’intelligence.

  • Howard Gardner publie en 1983 Frames of Mind et introduit la théorie des intelligences multiples — interpersonnelle, intrapersonnelle, kinesthésique, logico-mathématique, linguistique, etc. La diversité des formes d’intelligence devient un fait pédagogique incontournable (Howard Gardner’s official website).
  • Robert Sternberg, dès les années 1980, défend la triarchic theory of intelligence et y insère explicitement le versant adaptatif : il distingue l’intelligence analytique, créative (innovation face à des situations nouvelles), et surtout pratique-adaptative (résolution efficace de problèmes concrets). L’intelligence n’est plus simplement ce que mesurent les tests, mais la capacité à transformer l’environnement ou à s’y transformer (American Psychologist, 2008).

À partir de là, la notion d’un cerveau plastique, capable de réorganisation face à l’expérience, sera irriguée par les découvertes en neurosciences (les travaux pionniers de Michael Merzenich sur la plasticité corticale dans les années 1970-1990, voir National Institutes of Health).

Aujourd’hui, parler d’intelligence adaptative en éducation, c’est s’appuyer sur quinze à vingt ans de recherches qui décloisonnent la psychologie, la neurobiologie et la didactique. Une revue de 2019 dans Trends in Neuroscience and Education montre l’explosion du volume d’articles sur l’adaptation cognitive, qui a doublé chaque décennie depuis 1990.

Décoder l’intelligence adaptative : définitions, tensions, apports

Qu’appelle-t-on “intelligence adaptative” aujourd’hui ?

  • La capacité à comprendre une situation nouvelle, à en extraire la structure ou les invariants
  • L’aptitude à transférer des connaissances ou stratégies d’un contexte à un autre
  • La faculté de détecter des signaux faibles du changement et d’ajuster ses comportements
  • L’élaboration, la sélection, puis l’affinage de solutions en environnement incertain

L’enjeu n’est donc plus de répéter parfaitement la consigne connue, mais de savoir naviguer dans l’incertain, l’évolutif, le non-scripté. Les modèles computationnels récents sur l’adaptive learning montrent que l’intelligence réside aussi dans le recalibrage des prédictions à partir du feed-back (Nature Reviews Neuroscience, 2022).

Pourquoi ce concept a-t-il émergé (ou ressurgi) comme essentiel aujourd’hui ?

  1. Les mutations sociales et technologiques : l’accélération des transformations professionnelles, sociétales, climatiques invite à former non pas des exécutants, mais des individus créatifs, adaptables, solidaires. Selon le World Economic Forum, 2023, la capacité d’adaptation est citée à la 3ème place des compétences recherchées par les employeurs à l’horizon 2027.
  2. L’inclusion scolaire et sociale : la réponse aux besoins spécifiques (handicaps, troubles du spectre de l’autisme, allophonie…) exige une pédagogie non standard. Un rapport d’INSEE, 2020 indique qu’en France, plus de 12% des élèves du primaire bénéficient de dispositifs d’accompagnement pour besoins éducatifs particuliers, obligeant à repenser la notion d’intelligence “normative”.
  3. L’ouverture internationale : les méta-analyses de Hattie (2015) sur les facteurs de réussite scolaires à l’échelle mondiale montrent que les stratégies d’adaptation (self-regulated learning, métacognition, ajustement des méthodes) ont un effet size de 0.69 à 0.81 sur les progrès des élèves (Visible Learning, John Hattie, 2015).

Recherche et terrain : où en est-on aujourd’hui ?

Quelques chiffres-clés

  • Plus de 6800 publications scientifiques sur l’adaptive expertise entre 2010 et 2023 dans la base Web of Science.
  • En France, le rapport IGÉSR de 2022 sur “l’innovation pédagogique” cite l’adaptativité comme l’un des trois critères majeurs de “qualité des dispositifs éducatifs”.
  • Une étude longitudinale menée à l’Université d’Helsinki (2018-2022) avec 1200 enseignants montre que 72% d’entre eux estiment que le développement de l’intelligence adaptative compte parmi les trois principaux objectifs scolaires de la prochaine décennie.

Des exemples concrets de recherches appliquées

  • Adaptive Assessment : La mise en œuvre des évaluations adaptatives informatisées (par exemple, le Computerized Adaptive Testing développé par le Educational Testing Service) permet une personnalisation du parcours d’apprentissage et diagnostique les progrès réels dans des contextes variés.
  • Programmes “cognitifs flexibles” : A Singapour, le programme national “Framework for 21st Century Competencies” intègre explicitement la flexibilité intellectuelle et l’adaptation comme objectifs majeurs de la formation citoyenne.
  • Pratiques de classe innovantes : Des équipes de l’Institut Français de l’Éducation (IFÉ-ENS Lyon) travaillent sur la scénarisation d’activités métacognitives incitant les élèves à verbaliser et ajuster leurs stratégies face à une difficulté non prévue (voir IFÉ, dossier “Apprendre à s’adapter”, 2021).

Des questions vives : promesses et écueils du modèle adaptatif

La valorisation croissante de l’intelligence adaptative n’est pas sans susciter de vifs débats.

  • Le risque de l’instrumentalisation : L’injonction constante à l’adaptation, notamment dans les politiques scolaires ou d’entreprise, peut masquer une logique “d’adaptation aux contraintes”, parfois au détriment de la critique ou de la résistance créative (voir Spirale, 2018).
  • Mesurer l’adaptabilité – une gageure ? : Les tests standardisés savent difficilement capturer la subtilité de l’intelligence adaptative, qui s’exprime surtout dans la complexité, l’ambiguïté, le long terme (voir Urban Education, 2017).
  • Équité et diversité : Si l’adaptativité devient le nouveau modèle d’excellence, comment éviter la stigmatisation de ceux qui peinent à s’adapter rapidement et soutenir la diversité des rythmes et des styles cognitifs ? Un rapport du CNESCO (2017) rappelle à ce sujet la nécessité de garder le curseur de l’exigence sur l’inclusion.

Ce que l’éducation gagne à penser avec l’intelligence adaptative

  • Pour l’enseignant : la posture de praticien réflexif, capable de diagnostiquer et d’ajuster, selon l’état émotionnel, social et cognitif de ses élèves — ce que résume l’expression “enseigner, c’est improviser avec rigueur” (Philippe Meirieu, 2005).
  • Pour l’élève : la réconciliation entre droit à l’erreur, tâtonnement, essai-erreur et valorisation de la créativité. Les chercheurs de l’Université de Stanford montrent (2021) que la régulation émotionnelle et la capacité d’adaptation sont corrélées à la persévérance et à l’estime de soi, avec des effets prolongés au-delà du parcours scolaire.
  • Pour la société : mieux former à l’incertitude, à la collaboration, à la construction du sens dans un monde changeant. Une étude de PISA (OCDE, 2018) révèle qu’environ 32% des élèves de 15 ans ont déjà changé d’établissement ou de filière au cours de leur scolarité, indiquant que la mobilité et l’ajustement sont devenus la norme.

Une voie féconde pour la recherche et l’école de demain

S’il n’est pas vraiment “nouveau”, le concept d’intelligence adaptative n’a jamais été aussi fertile — ni aussi nécessaire — dans la recherche en éducation. Il ne fait pas table rase du passé, il renouvelle la manière d’envisager l’égalité des chances, la réussite, l’inclusion et la créativité. La réflexion autour de l’intelligence adaptative convie chercheurs, enseignants, parents et élèves à bâtir une pédagogie du mouvement, où apprendre, c’est aussi apprendre à s’ajuster et à inventer. Les défis éducatifs du XXI siècle, faits de ruptures et de transitions, y trouvent un terrain privilégié pour explorer de nouveaux champs d’action — dans le respect de la pluralité des intelligences et des parcours.

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