Une notion centrale, discrète, mais essentielle

Parler d’intelligence adaptative, c’est plonger dans l’histoire longue et parfois peu visible des sciences cognitives. Souvent éclipsée par les concepts plus “classiques” — analytique, pratique, sociale, émotionnelle — elle agit pourtant comme une trame continue. Mais en quoi cette forme particulière d’intelligence se distingue-t-elle réellement ? L’enjeu n’est pas anodin : dans une société où la capacité d’adaptation est partout vantée, la précision des mots éclaire les enjeux éducatifs, psychologiques ou technologiques qui émergent.

Analytique vs Adaptative : un clivage revisité par la théorie cognitive moderne

L’intelligence analytique, au sens de Sternberg (1985), désigne la capacité à résoudre des problèmes “fermés”, en mobilisant le raisonnement logique, la pensée déductive et les compétences académiques classiques. Cette dimension a servi de modèle aux tests de quotient intellectuel (QI) standards. L’intelligence adaptative, elle, éclaire une capacité bien différente : celle d’identifier, dans des environnements nouveaux ou incertains, quels schémas doivent être modifiés et comment. Robert Sternberg lui-même différencie l’intelligence “analytique” de l’intelligence “pratique” et souligne l’importance de l’adaptation dans la vie quotidienne (Sternberg, 2022). La distinction essentielle repose sur la gestion de l’incertitude :

  • L’analytique traite des problèmes bien définis, où les règles sont connues.
  • L’adaptative gère des situations complexes, ambiguës, imprévisibles (le « flou cognitif » selon Stanislas Dehaene).
Les modèles contemporains, notamment celui de Cristina Atance et Daniel Gilbert (2005), insistent sur l’anticipation, la flexibilité et la capacité à ajuster son comportement plutôt que d’appliquer un savoir déjà maîtrisé.

Intelligence émotionnelle et adaptative : une synergie féconde ou tension sous-jacente ?

La notion d’intelligence émotionnelle, conceptualisée par Salovey et Mayer (1990), renvoie à la capacité de percevoir, comprendre et réguler ses propres émotions et celles d’autrui (Psychology Today). Très utilisée en entreprise, thérapie et éducation, elle apporte des outils précieux pour le vivre-ensemble. Mais est-elle en concurrence ou en dialogue avec l’intelligence adaptative ?

  • L’intelligence émotionnelle fournit les ressources pour détecter les signaux affectifs, prioriser la prise de décision sociale, ajuster ses interactions.
  • L’intelligence adaptative intervient si le contexte ou les émotions exigent une réorganisation de la réponse : s’adapter à un nouveau groupe, improviser face à de l’imprévu, face à une crise émotionnelle inattendue.
Des études, par exemple celles de Bar-On et Parker (2000), montrent que l’intelligence émotionnelle prédirait environ 10 à 15% des capacités d’adaptation rapportées dans des enquêtes professionnelles. En psychologie appliquée, la complémentarité est notable : sans adaptation, la gestion émotionnelle reste “statique”. Mais si l’intelligence adaptative ne s’appuie pas sur la sphère émotionnelle, elle risque de manquer ses ajustements les plus subtils.

Intelligence pratique et adaptative : cousins proches ou chemins divergents ?

Quand l’intelligence pratique est évoquée, la métaphore de “l’artisan de la vie” apparaît fréquemment : c’est la capacité à , à appliquer des connaissances ou des savoir-faire dans le monde réel (Wagner & Sternberg, 1985). Les ressemblances sont séduisantes :

  • Les deux formes opèrent dans la complexité — l’école, la rue, la famille.
  • Elles mettent en jeu des habiletés tacites — non transférables explicitement, souvent apprises par l’expérience.
Différences majeures :
  • L’intelligence pratique vise l’efficacité immédiate (“comment réparer ceci ?”). Elle s’exprime dans la résolution concrète de problèmes.
  • L’intelligence adaptative, elle, préfigure des réponses dans l’incertitude : elle ajuste non seulement la manière de faire, mais la capacité à choisir une stratégie nouvelle face à des variables inconnues ou changeantes (ex : apprendre un métier à mesure que le métier change).
Le rapport PIAAC (OCDE, 2013) révèle d’ailleurs que la réussite professionnelle ne dépend pas seulement de la compétence pratique, mais de l’ensemble du spectre adaptatif : capacités à apprendre tout au long de la vie, flexibilité en équipe, gestion des transitions.

Intelligence fluide versus adaptative : les limites du “savoir improviser” ?

La notion d’intelligence fluide, proposée par Raymond Cattell (1963), renvoie à la capacité de manipuler des informations nouvelles, de résoudre des problèmes inédits sans recours à des savoirs automatiques ou à la mémoire à long terme. Distinction-clé :

  • L’intelligence fluide évalue surtout la vitesse et la qualité des raisonnements dans des tests formels (“Matrices de Raven”, par exemple).
  • L’intelligence adaptative intègre non seulement la résolution de problèmes nouveaux, mais aussi l’évaluation du contexte, la gestion du stress, la capacité à apprendre activement de ses erreurs pour transformer ses représentations mentales (Kaufman, 2019).
Autrement dit, l’intelligence fluide est une composante potentielle de l’intelligence adaptative, mais elle ne suffit pas à elle seule à expliquer l’adaptation en environnement réel — les plus doués dans les matrices logiques ne sont pas toujours les plus flexibles face à l’inattendu !

Intelligences multiples et adaptation : Gardner avait-il tout prévu ?

Howard Gardner (1983) bouleverse la réflexion avec la théorie des intelligences multiples. Il distingue huit structures indépendantes : linguistique, logico-mathématique, musicale, spatiale, kinesthésique, interpersonnelle, intrapersonnelle, naturaliste. Lieu commun : l’adaptation ne figure pas comme “intelligence séparée” dans ce modèle. Pourtant, dans ses écrits ultérieurs, Gardner précise que chaque intelligence trouve sa valeur dans la capacité du sujet à s’ajuster à des contextes, des milieux, des contraintes externes (HowardGardner.com). En contexte éducatif, intégrer l’intelligence adaptative suppose :

  • D’accepter que les compétences traversent les frontières disciplinaires.
  • De valoriser des capacités non mesurées par les tests classiques — par exemple, la créativité face à l’échec, ou l’aptitude à transférer un savoir dans une situation imprévisible (Unesco, 2023).
L’enjeu contemporain : dépasser la simple accumulation de “prédispositions”, pour reconnaître la plasticité dynamique de l’intelligence au cœur des parcours scolaires et professionnels.

L’intelligence artificielle : adapte-t-elle vraiment ?

Le vocable “adaptatif” envahit la littérature sur l’intelligence artificielle (IA) depuis la décennie 2010. Du deep learning aux systèmes experts, l’enjeu affiché est l’autonomie, la flexibilité automatisée, le self-learning. Mais peut-on qualifier la machine d’“intelligente au sens adaptatif” ? Quelques points de repère :

  • Les systèmes actuels adaptent leurs réponses à l’évolution des données — par exemple, les algorithmes recommandent un contenu selon les actions de l’utilisateur (Nature, 2019).
  • Néanmoins, l’intelligence adaptative humaine engage une transformation profonde des modèles cognitifs internes, un réagencement de la signification et des valeurs, une créativité contextuelle – ce qu’aucune IA ne réalise à ce jour (Annual Review of Neuroscience, 2018).
  • Par ailleurs, l’adaptation humaine se nourrit d’émotions, de motivations, de conscience de soi — dimensions non simulées authentiquement.
Cela n’exclut pas la voie de la convergence. Interroger la dimension adaptative de l’IA, c’est ouvrir la porte à une réflexion éthique et épistémologique sur la pertinence du mot “intelligence” hors du champ humain.

Intelligence sociale et adaptative : deux jeu(x) pour l’interaction ?

L’intelligence sociale (Edward Thorndike, 1920) concerne la capacité à négocier, comprendre, anticiper les intentions ou les attentes d’autrui, à s’intégrer dans un collectif. Elle prolonge les travaux sur la théorie de l’esprit et la cognition sociale. Points de convergence :

  • Dans toute interaction, la faculté d’ajuster sa communication ou son comportement, face à la nouveauté d’un groupe ou au décalage culturel, mobilise une forme d’adaptation.
Mais distinction(s) clé(s) :
  • La composante sociale s’appuie sur des “scripts” de l’interaction, des normes partagées, là où l’intelligence adaptative va plus loin : elle questionne, invente, transforme, parfois déstabilise ces scripts si l’environnement le requiert (voir Damasio, 1996).
Exemple frappant : l’intégration d’enfants porteurs d’autisme. L’intelligence sociale “classique” peine souvent dans ces contextes atypiques, mais l’intelligence adaptative permet d’inventer de nouveaux codes relationnels, d’élargir la palette des possibles.

Les défis de la mesure et les horizons à explorer

Malgré son importance, l’intelligence adaptative ne possède pas (encore) d’outils de mesure standardisés et internationalement reconnus. Les rares échelles existantes — comme celles développées par le laboratoire de Richard Lerner (Tufts University) — s’attachent à l’adaptabilité contextuelle et au “growth mindset” (mentalité de développement, Dweck, 2006). Quelques faits marquants :

  • Selon une méta-analyse (Personality and Individual Differences, 2017), l’adaptabilité prédit mieux la satisfaction de vie et la réussite professionnelle que le QI dans 61% des études examinées.
  • L’OCDE fait figurer l’adaptabilité parmi les 4 compétences-clés du futur dans l’éducation (“Learning Compass 2030”).
En recherche cognitive contemporaine, les chantiers majeurs sont :
  1. Mieux comprendre la neuroplasticité qui sous-tend l’adaptation (travaux du Human Brain Project, 2022).
  2. Modéliser la “métacognition adaptative” : comment les individus apprennent-ils à apprendre de façon créative et critique ?
  3. Identifier les facteurs sociaux, culturels et émotionnels qui freinent ou accélèrent l’intelligence adaptative, pour nourrir une société inclusive.

Repenser l’adaptation : un horizon de justice cognitive

Ce détour par les principales formes d’intelligence révèle l’originalité profonde de l’intelligence adaptative : elle est avant tout la science des possibles. Là où d’autres intelligences perfectionnent l’existant, elle invente, brouille les frontières, tisse des ponts. Dans un monde marqué par la transition écologique, la diversité humaine, l’incertitude technologique, l’enjeu n’est plus seulement de ou de . Il s’agit d’apprendre à apprendre, d’oser l’inconfort du non-savoir, et de cultiver cette plasticité qui fonde la dignité de l’humain. À la lisière des sciences, de l’éducation et de la philosophie, l’intelligence adaptative n’est donc pas simplement une sous-catégorie de la cognition : elle en est le cœur battant, l’exercice éthique de la liberté.

Pour aller plus loin :

  • Sternberg RJ. (2022). A Theory of Adaptive Intelligence. Perspectives on Psychological Science. lien
  • Dehaene S. (2020). La science de l’intelligence: pourquoi nous devons apprendre à apprendre. Odile Jacob.
  • OCDE. (2013). Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PIAAC).
  • Kaufman SB., (2019). Intelligence, Cognitive Flexibility, and Adaptive Expertise. Intelligence 73, 59-69.
  • Unesco (2023). Futurs de l’éducation : Apprendre à devenir.

En savoir plus à ce sujet :