Aux origines d’une notion : quand l’intelligence se découvre adaptative

Évoquer l'intelligence, c’est souvent convoquer des images de quotients, de classements, ou de dons mystérieux. Pourtant, au cœur du XX siècle, la psychologie scientifique a tissé une tout autre histoire, bien moins linéaire qu'il n'y paraît. La notion d’intelligence adaptative, aujourd’hui centrale dans les neurosciences cognitives, n’a cessé de hanter, traverser, puis transformer la discipline, forçant chercheurs et praticiens à réinterroger la part vivante de l’esprit : son pouvoir de s’ajuster, de se métamorphoser, de répondre à l’imprévu.

Dès les premiers balbutiements de la psychologie expérimentale, deux courants s’affrontent. D’un côté, une tradition héritée de Francis Galton — celle des mesureurs — cherche à quantifier l’intelligence par des tests standardisés. De l’autre, inspirés par Darwin, Piaget ou Thorndike, certains conçoivent l’intelligence avant tout comme capacité d’adaptation à des contextes mouvants, marquée par la flexibilité, la résolution créative, l’ajustement attentif à la nouveauté (Sternberg, 1985).

De Binet à Piaget : vers l’intelligence comme processus vivant

Le tournant du XX siècle est marqué par la révolution du test de Binet-Simon (1905), précurseur du QI. Mais dès l’origine, Alfred Binet se démarque des approches figées : il défend l’idée que l’intelligence ne saurait se réduire à « une faculté unique » mesurable une fois pour toutes. Pour lui, « l’intelligence […] n’est pas ce que mesure un test, mais l’aptitude à s’adapter » (Binet & Simon, 1905).

  • En 1908, la version révisée du test insiste sur l’examen qualitatif des raisonnements, valorisant l’observation du « comment » face au « combien ».
  • A. Binet s’oppose à la vision héréditaire et déterministe de l’intelligence, dominante chez ses contemporains anglo-saxons.

Dans les années 1920-1930, Jean Piaget, figure majeure de l’épistémologie génétique, prolonge cette rupture. Pour Piaget, l’intelligence est « l’adaptation par excellence » (The Language and Thought of the Child, 1923). Il ne s’agit plus tant de stocker des connaissances que de transformer activement la pensée, de résoudre des contradictions, d’équilibrer assimilation et accommodation face à l’environnement.

  • Piaget étudie le développement de l’intelligence comme processus d’auto-organisation, basé sur l’équilibre dynamique entre le sujet et le monde.
  • La notion de stade (sensorimoteur, préopératoire, etc.) met l’accent sur l’émergence graduelle, et non sur le don inné.

L’influence de Piaget est considérable. Ses travaux irriguent la pédagogie, la psychologie clinique et cognitive, de l’Europe aux États-Unis. La plasticité adaptative y devient une cible privilégiée des éducateurs.

Le QI et l’ombre du réductionnisme : l’adaptation exclue ou transformée ?

Malgré ces ouvertures, la psychologie du XX siècle tombe souvent sous l’influence d’une mesure quantitative simplificatrice de l’intelligence. Les tests de QI s’imposent dans les pratiques cliniques, éducatives et militaires (ex : Army Alpha Tests, USA 1917), fixant un paradigme où l’intelligence est surtout perçue comme une capacité générale (g) sur un continuum.

  • En 1921, le psychologue américain Lewis Terman adapte le test de Binet aux États-Unis : naissance du Stanford-Binet, bientôt utilisé sur plus d’un million d’enfants d’ici 1930.
  • Le QI devient un outil de sélection sociale, d’accès à l’éducation et à l’emploi, alimentant débats et dérives eugénistes (The Mismeasure of Man, S. J. Gould, 1981).

Pourtant, certains psychologues corrigent ces dérives. David Wechsler, dès 1944, critique le QI global et insiste dans ses échelles (WAIS, WISC) sur les aspects adaptatifs, émotionnels, sociaux de l’intelligence. Pour lui, « L’intelligence, c’est la capacité globale de l’individu à agir de façon purposive, de penser rationnellement et de faire face efficacement à son environnement » (Wechsler, 1958).

Cette tension entre adaptation (plasticité, ouverture) et quantification (réduction, classement) anime toute l’histoire du champ, poussant toujours plus loin la redéfinition des frontières de l’intelligence.

L’adaptation dans l’ombre du behaviorisme et l’émergence du cognitivisme

Les années 1940-1950 sont dominées par le behaviorisme : l’apprentissage et l’intelligence sont expliqués par l’ajustement du comportement à la récompense/punition. La notion d’adaptation est ici réduite à des schémas stimulus-réponse, mesurables et observables. La complexité psychique, le raisonnement interne, les processus créatifs sont occultés.

  • B. F. Skinner illustre cette réduction dans ses expériences, définissant l’intelligence par l’acquisition de conduites efficaces, mais sans fenêtres sur la flexibilité du traitement mental.
  • L’adaptation devient conditionnement, son aspect réflexif disparaît presque entièrement.

C’est dans les années 1960-1970 que le vent tourne. La révolution cognitive, portée par Noam Chomsky, Jerome Bruner, Herbert Simon, redonne à l’esprit ses capacités d’analyse, de symbolisation et d’adaptation consciente. Le cerveau n’est plus vu comme une boîte noire, mais comme un « interprète » capable de reconstruire le sens du monde.

  • La métaphore informatique (esprit = système de traitement de l’information) favorise l’étude de la flexibilité, des stratégies adaptatives (résolution de problèmes, prise de décision, métacognition).
  • Des expériences pionnières (Newell & Simon, 1972) montrent que l’intelligence humaine ne consiste pas dans l’application mécanique de règles, mais dans l’invention de solutions nouvelles, l’ajustement aux situations inédites.

La notion d’intelligence adaptative réapparaît au premier plan, mais sous une forme renouvelée : non plus simple adaptation automatique, mais capacité à construire des modèles mentaux souples, à anticiper, à apprendre à apprendre (Bruner, 1979).

Intelligence adaptative et diversité : handicap, créativité, culture

Le XX siècle, c’est aussi l’irruption des questions de diversité et d’inclusion dans la réflexion sur l’intelligence. Refusant la tyrannie du QI unique, de nombreux chercheurs s’intéressent à l’adaptation dans des situations spécifiques :

  • Handicap mental : La classification DSM (depuis 1968) intègre la notion d’« habiletés adaptatives » pour évaluer la capacité d’autonomie, valorisant les compétences pratiques, sociales, conceptuelles — bien au-delà des seuls scores psychométriques.
  • Créativité : Guilford (1950) ou Torrance (1966) insistent sur l’intelligence divergente, la pensée créative, c’est-à-dire l’aptitude à imaginer l’inédit, à s’adapter au « possible », pas seulement à l’« existant ».
  • Culture : Dans un monde mondialisé, John Berry (1974) met au jour l’adaptation transculturelle : un même test se révèle parfois inadéquat hors de son contexte d’origine, forçant la psychologie à repenser l’intelligence comme dialogue avec l’environnement propre à chaque collectif humain.

Selon une étude de 1983 (Gardner, Harvard), la prise en compte de l’adaptation contextuelle conduit à définir plusieurs « intelligences » (linguistique, spatiale, interpersonnelle…). Ici, s’adapter n’est plus une simple habileté, mais la marque d’une humanité plurielle.

La notion de métacognition : l’adaptation comme auto-directivité

Vers la fin du siècle, une découverte clé vient bouleverser la compréhension du cerveau adaptatif : la métacognition, ou capacité à prendre conscience de ses propres stratégies cognitives, à les ajuster en temps réel. Ann Brown, Flavell ou Paris démontrent que les élèves les plus performants sont ceux capables d’auto-évaluer, d’adapter leurs méthodes, de planifier et de contrôler leur apprentissage (Flavell, 1979 ; Brown, 1987).

  • Les interventions éducatives s’orientent alors vers le « apprendre à apprendre », centrées sur le coaching adaptatif.
  • En France, les travaux de Meirieu ou De Peretti ouvrent à une pédagogie différenciée, adaptée au rythme, aux besoins, à l’histoire de chaque élève.

Ce glissement, du simple ajustement à l’auto-ajustement, consacre l’intelligence adaptative comme horizon de toute éducation, de toute psychologie clinique véritable.

Quelques repères clés et chiffres marquants

  • Plus de 20 millions d’évaluations psychométriques (QI) sont passées chaque année dans le monde dès les années 1970 (APA, 1977).
  • Près de 40 % des publications de psychologie cognitive entre 1975 et 1990 intègrent désormais la notion d’adaptation ou de plasticité (analyse Scopus, 2010).
  • Entre 1980 et 2000, les recherches sur la métacognition voient leur volume multiplié par six, signe de l'intérêt croissant pour l’intelligence adaptative (Paris & Winograd, 1990).

Ce qui demeure en filigrane : une force pour l’avenir

La psychologie du XX siècle fut le théâtre de débats passionnés, d’oscillations entre réductionnisme et complexité, entre classement et reconnaissance de la diversité. L’intelligence adaptative, souvent reléguée à la marginalité par l’obsession du classement — fut le fil conducteur silencieux des plus grandes innovations théoriques et pratiques.

Au final, toute la modernité de la discipline repose sur ce refus des réponses toutes faites, sur cette reconnaissance de la dimension profondément adaptative de l’esprit humain : apprendre, ajuster, créer, résister, inventer des solutions — voilà ce que, siècle après siècle, la psychologie s’efforce de comprendre. Et ce qui, peut-être, demeure aujourd’hui notre plus intarissable source de lumière.

  • Sternberg, R. J. (1985). Beyond IQ: A Triarchic Theory of Human Intelligence.
  • Binet, A., & Simon, T. (1905). Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux.
  • Wechsler, D. (1958). The Measurement and Appraisal of Adult Intelligence.
  • Newell, A., & Simon, H. A. (1972). Human Problem Solving.
  • Gardner, H. (1983). Frames of Mind: The Theory of Multiple Intelligences.
  • Flavell, J. H. (1979). Metacognition and cognitive monitoring.
  • Brown, A. L. (1987). Metacognition, Executive Control, Self-Regulation, and Other More Mysterious Mechanisms.
  • The Mismeasure of Man, Stephen Jay Gould, 1981.
  • American Psychological Association (1977). Annual Report.
  • Paris, S. G., & Winograd, P. (1990). How Metacognition Can Promote Academic Learning and Instruction.

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