De la survie à la compréhension : repenser l’intelligence à la lumière de l’évolution

Depuis l’aube de sa conceptualisation, l’intelligence humaine (et, plus largement, animale) a été abordée sous de nombreux angles : logique, mémoire, créativité, sociabilité… Mais c’est l’évolution, à travers la sélection naturelle et l’adaptation, qui a opéré une véritable révolution dans nos manières de penser l’intelligence.

Loin de se limiter à un « réservoir » de savoirs ou à une suite de tests de logique, l’intelligence devient, dans cette perspective, avant tout un art de s’ajuster : répondre à l’imprévu, tirer parti des contraintes, inventer de nouveaux équilibres dans un monde changeant — c’est ainsi que la notion d’intelligence adaptative émerge, irriguée par les grands récits de l’évolution.

L’héritage de Darwin : la sélection naturelle comme « intelligence de la vie »

Charles Darwin, dans (1859), n’a pas seulement bouleversé nos conceptions de la vie : il a introduit, de manière implicite, l’idée d’une dynamique cognitive immanente. La sélection naturelle ne sélectionne pas seulement des gènes, mais aussi des comportements. La capacité à agir de façon flexible, à résoudre de nouveaux problèmes, à apprendre — tout cela devient crucial pour la survie et la reproduction.

À travers l’observation du règne animal, Darwin remarque par exemple que certains oiseaux, confrontés à un nouvel obstacle pour accéder à leur nourriture, inventent des solutions inédites. Les anecdotiques « corbeaux ingénieux » que l’on admire aujourd’hui continuent d’illustrer cette plasticité cognitive (Emery & Clayton, Nature, 2001).

  • La sélection naturelle favorise la souplesse comportementale : Les espèces qui savent apprendre et réagir à des contextes variés survivent mieux dans des environnements instables.
  • Le succès évolutif de l’intelligence : Les primates sont surreprésentés, parmi les mammifères, dans la diversité des comportements adaptatifs et des solutions innovantes. Chez l’humain, cette plasticité atteint des sommets jusque dans les innovations culturelles.

Dès lors, certains biologistes du XXe siècle, comme John Maynard Smith, parleront même de la cognition comme d’un « produit évolutif au même titre que la nageoire ou la plume » (, 1982).

Des instincts aux apprentissages : l’intelligence adaptative dans le règne animal

Une des grandes avancées des sciences du comportement au XXe siècle est d’avoir montré que les grandes écoles de la psychologie animale (comme le béhaviorisme ou l’éthologie) convergent sur un point : si l’instinct programme de nombreux comportements, l’apprentissage et la capacité à s’ajuster demeurent essentiels.

À titre d’exemple, le biologiste Konrad Lorenz observe dans ses travaux sur les oies que l’apprentissage de l’empreinte — c’est-à-dire la reconnaissance et l’attachement aux parents — nécessite une période sensible et un contexte adéquat (Britannica). L’adaptabilité devient alors une clé de réussite dans l’intégration à l’environnement et à la société de l’espèce.

  • Chez les mammifères : De nombreux comportements parentaux ne sont pas strictement « câblés » à la naissance, mais doivent être ajustés individuellement, parfois même au fil des générations (exemple connu : la transmission culturelle de l’utilisation d’outils chez les chimpanzés, Whiten et al., Nature, 1999).
  • Chez les oiseaux : L’intelligence des corvidés ou des perroquets, capables de résoudre des énigmes complexes, démontre que l’adaptativité cognitive n’est pas le monopole des primates.
  • Chez les insectes : La plasticité comportementale est visible dans des sociétés complexes (fourmis, abeilles), mais aussi dans les stratégies individuelles d’apprentissage chez certains papillons ou criquets.

On comprend alors le glissement opéré par de nombreux chercheurs, d’une vision hiérarchisée de l’intelligence (humain au sommet) vers celle d’une diversité de formes d’adaptation cognitive, chacun étant « expert » dans son monde écologique (Frans de Waal, , 2006).

L’émergence de la plasticité comme concept central

Le XXe siècle introduit la notion de plasticité, qui devient un pilier de la pensée en neurosciences cognitives. Les travaux de Donald Hebb posent dès les années 1940-50 l’idée que le cerveau n’est pas figé mais se reconfigure sans cesse en fonction des stimulations (Hebb, , 1949).

Plus récemment, la découverte de la neurogenèse adulte (Eriksson et al., Nature, 1998) — la naissance de nouveaux neurones chez l’adulte, principalement dans l’hippocampe — bouleverse la vieille croyance d’un cerveau immuable après l’enfance. Ce dynamisme sous-tend justement nos capacités à apprendre, à créer, à nous adapter tout au long de la vie.

  • Plasticité synaptique : Renforcement ou affaiblissement ciblé des connexions neuronales selon l’expérience.
  • Plasticité structurale : Modification de la structure cérébrale en réponse à des environnements nouveaux ou à des apprentissages intenses (exemple : les chauffeurs de taxi de Londres et l’agrandissement de certaines zones de leur hippocampe ; Maguire et al., PNAS, 2000).

Cette plasticité n’est pas illimitée : elle rencontre des contraintes, elle coûte de l’énergie, elle peut avoir un prix (exemple : l’augmentation du risque de certains troubles du développement). Mais elle illustre d’une façon saisissante que l’intelligence adaptative est inscrite au plus intime de nos cellules nerveuses.

L’intelligence adaptative : du vivant à l’humain, de l’humain au social

Des logiciels évolutifs : l’intelligence artificielle s’inspire de l’évolution

Le dialogue ne s’arrête pas à la biologie. Les théories évolutionnistes ont fécondé l’émergence de l’intelligence artificielle : les premiers algorithmes évolutionnaires, dès les années 1950, imitent la sélection naturelle pour rechercher des solutions optimisées à des problèmes complexes (Holland, , 1975).

On observe ainsi l’émergence de « populations » d’algorithmes se reproduisant, mutuant, adaptant leurs stratégies selon les performances mesurées. Ces « intelligences artificielles » n’ont ni conscience ni intuition, mais elles accomplissent une forme d’adaptation dynamique remarquable, qui n’est pas sans rappeler l’ingéniosité du vivant.

Questions contemporaines : de la diversité cognitive à la neurodiversité

Aujourd’hui, la notion d’intelligence adaptative ne se cantonne plus à l’ajustement individuel face à l’écosystème. Elle devient un objet social et politique. Comment reconnaître la diversité des modes d’adaptation humaine ? Comment concevoir des écoles, des emplois, des sociétés qui valorisent la diversité des intelligences, et pas seulement leur conformité ?

Le concept de neurodiversité promeut la reconnaissance sociale des différences de fonctionnement cérébral (autisme, TDAH, etc.) non pas comme des déficiences uniquement, mais aussi comme des formes de réponses adaptatives à des environnements donnés (Singer, Time Magazine, 2021).

  • Chez les enfants porteurs de troubles du développement, on observe parfois des stratégies cognitives originales, qui permettent l’accès à une forme d’autonomie inattendue, pour peu que l’environnement soit assez ajusté.
  • L’intégration de la diversité cognitive dans les entreprises est désormais vue non plus comme un défi mais comme une opportunité d’innovation (Austin & Pisano, Harvard Business Review, 2017).

Quelques dates et repères clés à retenir

  • 1859 : Charles Darwin publie . Sélection naturelle, adaptation, premières intuitions sur la cognition animale.
  • 1949 : Donald Hebb publie . Concept de plasticité cérébrale.
  • 1975 : John H. Holland formalise les algorithmes évolutionnaires.
  • 1998 : Preuve de la neurogenèse adulte chez l’humain (Eriksson et al.).
  • Années 2010-2020 : Essor du mouvement de la neurodiversité, redéfinition de l’intelligence adaptative dans les sociétés contemporaines.

Pour aller plus loin : la notion d’intelligence adaptative comme boussole pour l’avenir

Qu’ont en commun le corbeau qui invente un outil, le réseau neuronal qui se réorganise après une lésion, l’algorithme qui repère la solution la plus « futée » parmi des millions d’autres ? Tous incarnent, à leur façon, la puissance de l’adaptation lorsque la rigidité ne suffit plus.

Si les théories de l’évolution ont tant nourri la notion d’intelligence adaptative, ce n’est pas seulement parce qu’elles expliquent des trajectoires passées : elles offrent, aujourd’hui encore, une source d’inspiration vertigineuse pour penser l’éducation, la santé, le travail, la technique… mais aussi les défis à venir d’une coexistence, non pas malgré, mais à la diversité de nos formes d’intelligence.

L’adaptation n’est ni capitulation, ni conformisme. C’est un art de l’ajustement, une curiosité à l’égard de l’imprévu, un dialogue permanent entre contraintes et possibilités.

La science de l’intelligence adaptative loin d’être le privilège d’une élite, trace des chemins pour chacun : dans nos doutes, nos chutes, nos tâtonnements, elle rappelle que la lumière que nous cherchons n’est jamais figée, mais toujours en mouvement — comme la vie elle-même.

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