Comprendre la toile de l’intelligence adaptative : quand les fonctions exécutives vacillent

Le cerveau humain s’illustre par sa formidable capacité d’adaptation. Pourtant, certains chemins paraissent plus escarpés que d’autres — c’est le cas chez les personnes confrontées à des troubles neurodéveloppementaux. Autisme, TDAH, troubles DYS : ces diagnostics révèlent souvent des difficultés à mobiliser les fonctions exécutives, ce vaste ensemble de processus essentiels à la régulation des émotions, à la planification, à la flexibilité mentale ou à l’inhibition des comportements inadaptés.

Qu’est-ce qui relie concrètement ces troubles aux déficits exécutifs ? Peut-on dissocier causalité, corrélation et diversité des profils ? Pour éclairer ces liens, il faut d’abord interroger les fondations mêmes des fonctions exécutives, leurs bases cérébrales, et déconstruire quelques idées reçues pour mieux percevoir la subtilité de l’adaptation cognitive.

Fonctions exécutives : le chef d’orchestre invisible du quotidien

Les fonctions exécutives désignent un ensemble de processus cognitifs de haut niveau jouant un rôle central dans la gestion adaptative des pensées et comportements. Elles intègrent principalement :

  • La mémoire de travail : maintenir et manipuler temporairement des informations.
  • L’inhibition : résister à une action automatique ou inadaptée.
  • La flexibilité cognitive : passer d’une tâche ou d’une règle à une autre, s’adapter rapidement à la nouveauté.

On parle également de planification, d’organisation et de monitorage des actions. Les fonctions exécutives sont longtemps restées mystérieuses. Leur “foyer” neurologique principal, le cortex préfrontal (Miyake et al., 2000), n’achève sa maturation que vers 25 ans (Petanjek et al., Nature Neuroscience, 2011), expliquant en partie pourquoi l’enfance et l’adolescence sont des périodes de grande vulnérabilité — et d’opportunité — dans l’expression de l’intelligence adaptative.

Mais que se passe-t-il lorsque ce chef d’orchestre vacille ? C’est le cas dans de nombreux troubles neurodéveloppementaux.

Panorama des troubles neurodéveloppementaux : diversité et spécificité

Selon le DSM-5 (American Psychiatric Association, 2013), les troubles neurodéveloppementaux se manifestent précocement (généralement avant l’entrée à l’école primaire) et persistent tout au long de la vie. Ils regroupent notamment :

  • Les troubles du spectre de l’autisme (TSA)
  • Le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH)
  • Les troubles spécifiques des apprentissages : dyslexie, dyscalculie, dysorthographie… (“troubles DYS”)
  • Le trouble du développement intellectuel (anciennement déficience intellectuelle)
  • Les troubles moteurs de la coordination (dyspraxie)

En France, la prévalence combinée des troubles neurodéveloppementaux chez l’enfant atteint près de 10% (INSERM, 2021). Le TDAH concernerait 5% des enfants, les TSA environ 1%, les troubles DYS (tous types confondus) autour de 6 à 7% (Hauser & Moutier, Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 2022).

Si leur symptomatologie est distincte, tous partagent une vulnérabilité commune : des altérations – parfois majeures, parfois subtiles – dans les fonctions exécutives. Cette convergence invite à dépasser la simple catégorie diagnostique pour questionner ce qui, au cœur du cerveau, bloque ou fragilise le développement adaptatif.

Des liens multiples : mécanismes et manifestations du déficit exécutif dans les troubles neurodéveloppementaux

Chez l’enfant et l’adulte avec TDAH 

  • Inhibition et impulsivité : le TDAH se caractérise par une difficulté récurrente à inhiber gestes, paroles, pensées non pertinentes. Barkley (1997) a proposé que le déficit d’inhibition constitue le pivot central du trouble. Cette faiblesse favorise oublis, erreurs de précipitation, distractibilité, agitations.
  • Mémoire de travail : les enfants comme les adultes avec TDAH présentent souvent une capacité diminuée à maintenir l’information en mémoire de travail, ce qui entrave la résolution de problèmes ou l’organisation.
  • Flexibilité et planification : la difficulté à passer d’une consigne ou stratégie à l’autre explique une tolérance réduite au changement et une propension à la procrastination.

Les troubles exécutifs sont présents chez plus de 80% des enfants avec TDAH (Willcutt et al., 2005), mais leur nature et leur sévérité varient d’un individu à l’autre.

Troubles du spectre de l’autisme : une autre architecture de l’adaptation

  • Rigidité comportementale et faible flexibilité cognitive sont emblématiques du TSA. Adhésion aux routines, résistance au changement, difficultés à passer d’une tâche à une autre témoignent de l’altération du contrôle exécutif.
  • Planification : la gestion des séquences d’actions ou l’organisation de comportements complexes (par exemple une conversation sociale) repose, là encore, sur les fonctions exécutives.
  • Mémoire de travail : les profils sont hétérogènes, mais environ la moitié des enfants et adultes avec autisme présentent un déficit dans ce domaine (Hill, 2004).

Certaines études suggèrent que les difficultés exécutives seraient davantage marquées quand des troubles du langage ou un TDAH sont associés, soulignant l’importance des comorbidités (Craig et al., Autism Research, 2016).

Sous le masque des troubles DYS

  • Dyslexie : ralentissement de la vitesse de traitement, faible mémoire de travail verbale, déficit d’inhibition des perturbateurs (Smith-Spark & Fisk, 2007).
  • Dyscalculie : troubles du monitorage des actions, difficulté à s’orienter dans des tâches à plusieurs étapes (Geary, 2010).
  • Dyspraxie : altération de la planification motrice, faiblesse du contrôle inhibiteur lors d’actions séquentielles (Alloway, 2007).

Ces troubles révèlent que le déficit exécutif ne se limite pas à un profil-type ; il affecte, selon la nature du trouble, aussi bien la sphère verbale que l’espace, l’action ou le geste.

Aux sources du lien : biologie, développement et plasticité

Les déficits des fonctions exécutives dans les troubles neurodéveloppementaux s’expliquent par la conjonction de facteurs biologiques, génétiques et environnementaux. Les recherches d’imagerie cérébrale pointent fréquemment :

  • Des anomalies structurelles ou de connectivité dans le cortex préfrontal, le striatum ou le cervelet (Rubia et al., 2014).
  • Des différences dans la maturation des circuits neuronaux impliqués dans l’activation et la synchronisation des réseaux exécutifs (Shaw et al., 2007).
  • Des effets de la dopamine ou de la noradrénaline, notamment dans le TDAH (Arnsten & Pliszka, 2011).

Des recherches récentes montrent que la plasticité du cerveau – sa capacité à réorganiser ses circuits – perdure bien au-delà de l’enfance. Les interventions adaptées (programmes de remédiation cognitive, pratiques éducatives personnalisées, environnement aménagé) peuvent moduler l’expression des troubles exécutifs, atténuer leur retentissement fonctionnel, et favoriser l’adaptation réelle.

Des diagnostics à affiner, des frontières à dépasser

L’imbrication des troubles neurodéveloppementaux et des déficits exécutifs complexifie le diagnostic, mais ouvre aussi de nouvelles perspectives. Les outils standardisés comme le Test de Stroop, la Wisconsin Card Sorting Test ou le BRIEF (Behavior Rating Inventory of Executive Function) permettent d’objectiver la nature et l’ampleur de ces déficits, tout en révélant la grande variabilité interindividuelle.

À retenir :

  • Tous les enfants présentant un trouble neurodéveloppemental n’ont pas de déficit exécutif massif ; il existe des profils “compensés” ou “masqués”, souvent grâce à l’entourage et à la créativité individuelle.
  • Les troubles exécutifs s’expriment différemment selon la culture, le contexte familial, l’environnement scolaire ou social.
  • De multiples facteurs protecteurs existent : soutien parental, stratégies d’ajustement, remédiation cognitive, adaptation de l’environnement et des attentes scolaires (Sayegh et al., Child Neuropsychology, 2017).

Remédier, compenser : pistes d’espoir et enjeux actuels

L’école, la famille et le monde médical sont en première ligne pour détecter et accompagner les déficits exécutifs. Parmi les interventions soutenues par la recherche :

  • Entraînement cognitif : efficacité démontrée sur la mémoire de travail et l’attention (Klingberg et al., 2005), mais effet transférable au quotidien encore débattu.
  • Ajustements pédagogiques : fractionnement des consignes, supports visuels, rituels d’anticipation, adaptation du rythme scolaire.
  • Techniques de gestion du comportement : renforcement positif, autocontrôle, identification des signaux d’alerte.
  • Appuis technologiques : timers, planning numérique, applications d’aide à l’organisation.
  • Approche transdisciplinaire : alliances entre enseignants, neuropsychologues, ergothérapeutes, orthophonistes.

La recherche insiste : la plasticité cérébrale et la capacité d’adaptation contextuelle restent des ressources précieuses, quel que soit le trouble d’origine.

Vers une vision renouvelée des troubles et des potentialités exécutives

Explorer les liens entre troubles neurodéveloppementaux et fonctions exécutives, c’est refuser le fatalisme des catégories figées pour reconnaître la diversité, la fluctuation, les stratégies insoupçonnées de compensation. Saisir les fragilités, mais aussi les forces cachées d’un cerveau qui, sans relâche, tente de s’ajuster au monde.

De la rigueur diagnostique à la créativité éducative, l’enjeu majeur reste d’inventer des réponses humaines et adaptatives, à la hauteur de chaque profil. Les neurosciences cognitives rappellent : derrière les chiffres et les tests, il y a des histoires singulières, des itinéraires neurologiques parfois cabossés, mais toujours étonnants d’ingéniosité.

C’est en affinant notre compréhension des fonctions exécutives – de leurs ombres comme de leurs éclats – que pourra émerger une société plus inclusive, plus patiente et inventive face à la différence.

Pour creuser davantage :

  • Barkley, R. A. (1997). Behavioral inhibition, sustained attention, and executive functions: Constructing a unifying theory of ADHD. Psychological Bulletin, 121(1).
  • Miyake, A. et al. (2000). The unity and diversity of executive functions and their contributions to complex "frontal lobe" tasks: A latent variable analysis. Cognitive Psychology, 41(1).
  • INSERM (2021). Troubles du neurodéveloppement : état des lieux.
  • Hill, E. L. (2004). Executive dysfunction in autism. Trends in Cognitive Sciences, 8(1).
  • Hauser C., Moutier S., (2022). Troubles neurodéveloppementaux. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence.

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