L’adaptation cognitive, un questionnement millénaire

La plasticité de la pensée humaine fascine autant qu’elle interroge. Si la notion d’« adaptation cognitive » apparaît aujourd’hui comme une évidence au cœur des sciences cognitives, elle plonge pourtant ses racines profondes dans la philosophie occidentale, bien avant les avancées des neurosciences. Explorer ces origines, c’est éclairer les enjeux contemporains à la lumière d’un dialogue millénaire entre la pensée humaine et son environnement.

Des présocratiques à Aristote : l’étonnement et l’accord au monde

Avant même que n’existe le concept de « cognition », les premiers philosophes s’inquiètent de la manière dont l’homme entre en relation avec la réalité. Héraclite, au VIe siècle av. J.-C., place au cœur de sa réflexion le changement perpétuel – “panta rhei”, tout coule –, soulignant une familiarité intrinsèque entre l’intellect humain et la variabilité du monde (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Héraclite). L’adaptation mentale n’est alors pas formulée, mais l’idée d’une pensée malléable, la nécessité d’un ajustement constant à l’impermanence, surgit en creux.

Platon (428-348 av. J.-C.) a beau valoriser un monde des Idées immuables, il accorde au processus d’“anamnesis” (la réminiscence) une place centrale : connaître, c’est se réajuster, retrouver les formes véritables en dépit de l’illusion des sens (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Platon, épistémologie). Chez Aristote (384-322 av. J.-C.), l’âme est mobilité, “entéléchie” d’un corps susceptible de s’accorder à la diversité de l’expérience. L’apprentissage devient alors un processus adaptatif, l’intellect passant de la puissance à l’acte, s’actualisant par ses interactions avec le monde (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Aristote, psychologie).

De la scolastique à l’empirisme : expérience, sens et apprentissage

Au Moyen Âge et à la Renaissance, la réflexion porte sur la manière dont l’esprit humain fait sien l’ordre du monde. Saint Thomas d’Aquin, reprenant Aristote, distingue entre les espèces intelligibles : les idées ne sont pas innées mais acquises, le sujet se les approprie progressivement. Cette dynamique fait écho à l’idée moderne d’une intelligence plastique, s’adaptant aux données du réel (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Thomas d’Aquin).

À l’âge moderne, la question bascule : l’empirisme anglais, de John Locke à David Hume, affirme le caractère tabula rasa de l’esprit à la naissance. Toute connaissance provient de l’expérience, l’esprit n’est rien sans la matière qui lui vient du dehors. L’idée d’adaptation s’exprime ici à travers l’apprentissage : l’individu, confronté aux impressions, tisse peu à peu un réseau de connaissances ajustées à la réalité de ses perceptions. Locke, dans son Essai sur l’entendement humain (1690), écrit : « Les hommes diffèrent alors, non tant par leurs facultés naturelles que par l’emploi qu’ils en font ». (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Locke)

L’esprit devient donc un organisme vivant, sans cesse transformé par ses contacts avec le monde. C’est là une composante majeure de l’idée d’adaptation cognitive, lisible chez Condillac et sa célèbre statue de marbre, « éveillée » par les sens.

Le rationalisme et la plasticité des structures mentales

En réaction, les rationalistes, Descartes en tête, défendent l’existence de structures innées, mais laissent néanmoins place à l’idée d’une activité de l’esprit modelée par ses propres exercices. « Cogito, ergo sum » – penser, c’est déjà s’adapter, se positionner dans le champ mouvant des idées, ordonner le chaos sensible par la raison.

Chez Kant, l’adaptation cognitive gagne une dimension nouvelle. Dans la Critique de la raison pure (1781), il distingue la matière (les sensations) et la forme (les catégories de l’entendement) – soulignant que l’esprit ne se contente pas de subir, mais adapte la diversité phénoménale selon ses propres schèmes a priori (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Kant).

  • La connaissance, écrit Kant, naît de la rencontre entre la sensibilité (impressions venues du monde) et l’entendement (formes a priori).
  • Cette rencontre exige un ajustement perpétuel des représentations, annonçant une dynamique adaptative, même si elle demeure pour lui universelle et catégorielle.

Du XIX siècle à la psychologie : l’émergence du paradigme adaptatif

Le XIX siècle marque un tournant. L’influence de Darwin et de l’évolutionnisme n’est pas à sous-estimer : l’idée de sélection naturelle inspire un tout autre regard sur l’esprit humain. L’intelligence et la cognition sont perçues comme des produits de l’adaptation progressive de l’espèce à son milieu (Nature – Special: 150 Years of Darwin).

  • Herbert Spencer, philosophe et sociologue anglais, propose que l’adaptation du psychisme humain fonctionne selon les mêmes principes que l’adaptation biologique : la fonction crée l’organe, la pensée s’organise au gré des tensions du milieu.
  • William James, aux États-Unis, fonde la psychologie fonctionnelle, qui considère la conscience comme un flux modulable, structuré par les nécessités adaptatives de la vie quotidienne (American Psychological Association – William James).

C’est également à cette période que la psychiatrie et la psychologie expérimentale s’intéressent à la rééducation cognitive, notamment chez les personnes accidentées ou en situation de handicap : Jean-Martin Charcot, Théodule Ribot, Pierre Janet. Leur objectif : comprendre, voire rétablir, la plasticité adaptative de l’individu.

Piaget et la conceptualisation scientifique de l’adaptation cognitive

Le XX siècle voit s’imposer la figure tutélaire de Jean Piaget (1896-1980). Piaget, à la croisée de la biologie, de l’épistémologie et de la psychologie, consacre l’idée d’adaptation cognitive comme paradigme explicatif du développement intellectuel. Il distingue deux processus complémentaires :

  • L’assimilation : l’individu intègre les nouvelles informations à des schèmes préexistants.
  • L’accommodation : les schèmes sont modifiés pour s’ajuster à la nouveauté du réel.

Le développement cognitif, pour Piaget, est alors une dialectique permanente entre ces deux pôles – double mouvement d’ajustement qui permet à l’enfant comme à l’adulte d’affronter la complexité du monde (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Piaget). Dans cette perspective, l’adaptation n’est plus seulement une réponse, mais une réorganisation active, un dépassement.

  • Les recherches de Piaget, étendues sur plus de 40 ans, mobilisent plus de 500 protocoles expérimentaux distincts pour comprendre comment les enfants scient, classent, conservent et transforment l’information (Enfances & Psy).

Rares sont les notions aussi centrales et transdisciplinaires dans l’histoire des sciences cognitives que celle d’adaptation.

Cognition, subjectivité et adaptation : influences phares du XX siècle

À partir des années 1950–1960, l’avènement des sciences cognitives replace le débat à la frontière des disciplines : cybernétique, intelligence artificielle, neurobiologie, linguistique… L’adaptation cognitive est pensée comme une capacité de traitement de l’information, notamment autour de Claude Shannon et Norbert Wiener (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Cybernétique).

L’éthologie (Lorenz, Tinbergen) puis la psychologie évolutionniste (Cosmides, Tooby) voient dans la cognition une accumulation de modules adaptatifs, produits de l’évolution pour maximiser la survie. Tout au long du XX siècle, ces théories renouvellent l’idée, héritée de la philosophie, que l’esprit est adaptation, qu’il s’ajuste non seulement au présent, mais capitalise sur le passé de l’espèce.

On relèvera quelques tendances de fond :

  • La notion de plasticité cérébrale – plus de 86 milliards de neurones chez l’Homme (source : Human Brain Project), connectés par des dizaines de milliers de milliards de synapses, capables d’apprentissage tout au long de la vie.
  • Le dialogue entre cognition individuelle et collective, par exemple dans la phénoménologie de Merleau-Ponty, pour qui le corps adapte la pensée à sa présence au monde (Stanford Encyclopedia of Philosophy – Merleau-Ponty).
  • L’introduction de l’épigénétique: on estime qu’environ 80 % des gènes sont exprimés ou régulés, au moins partiellement, par des facteurs environnementaux (source : ENCODE Project, Nature Communications, 2021), ouvrant la voie à une vraie biologie de l’adaptabilité cognitive.

Le fil invisible, de la philosophie aux neurosciences

Revenir aux sources philosophiques de l’adaptation cognitive, c’est redonner sa profondeur à une notion qui ne cesse de s’inventer. Chaque époque, chaque courant, a reformulé à sa façon le mystère de notre combat perpétuel avec l’incertitude : pourquoi, au fond, sommes-nous faits pour changer, apprendre, et nous réajuster ? Pourquoi notre esprit danse-t-il ainsi avec le mouvant ?

Aujourd’hui encore, derrière les modèles mathématiques ou biologiques, la question reste brûlante : l’adaptation cognitive touche à la condition humaine, à notre précarité, mais aussi à notre puissance de transformation.

Un retour aux sources offre alors, à tout professionnel du soin, de l’éducation ou simplement à l’amateur de lumières nouvelles, une meilleure intelligence de ce qui rend la neuroplasticité – et la compréhension – si fondamentalement humaines.

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