Parcours et position scientifique : une neurophysiologiste du sensible

Anne Kavounoudias est professeure à l’Université d’Aix-Marseille et membre du Laboratoire de Neurosciences Sensorielles et Cognitives (LNSC). Issue à l’origine de la neurophysiologie animale, elle se spécialise au fil des ans dans la compréhension du traitement des signaux somesthésiques – ce vaste monde des sensations issues du toucher, des muscles et des mouvements du corps. Sa trajectoire illustre le mouvement qui rapproche méthodiquement, sur la base de modèles expérimentaux robustes, la physiologie du système nerveux périphérique et les fonctions dites « supérieures » du cerveau humain (Sources : LNSC, ResearchGate).

Le schéma corporel : une construction multisensorielle

Anne Kavounoudias s’est illustrée par une série d’études qui montrent que la perception corporelle ne procède pas d’une simple « carte » statique de notre corps dans le cerveau. Elle déploie une compréhension dynamique, multisensorielle, du schéma corporel. Les signaux somatiques – qu’ils soient tactiles, proprioceptifs (liés à la position et au mouvement), vestibulaires (liés à l’équilibre) – s’y entremêlent, et c’est leur intégration qui rend possible l’expérience d’avoir un corps continu et cohérent.

  • Expériences pionnières sur la proprioception : Dans une publication de 1998 (Kavounoudias et al., Journal of Neurophysiology), elle démontre expérimentalement que la détection du mouvement d’un doigt dépend d’une interaction précise entre les signaux cutanés et ceux issus des muscles. La perception d’un mouvement n’émerge pas de l’un ou l’autre, mais de leur convergence temporelle et spatiale.
  • Schéma corporel perturbé : Ses recherches sur l’effet de vibrations sur les tendons ou sur le cortex somatosensoriel ont permis de modéliser la manière dont ce schéma corporel peut être perturbé, mal adapté ou « remodelé » (cf. Kavounoudias et al., 2008, Experimental Brain Research).

Ce regard sur la construction corporelle éclaire aussi des pathologies : membres fantômes après amputation, troubles fonctionnels du mouvement ou certains symptômes de la schizophrénie (par exemple : expériences de dépersonnalisation corporelle). Anne Kavounoudias défend l’idée que la plasticité corporelle, cette faculté à ajuster la perception du corps à l’expérience, est l’une des matrices de l’intelligence adaptative humaine.

Chorégraphie des sens : méthodes expérimentales novatrices

La signature de Kavounoudias réside dans ses protocoles expérimentaux sophistiqués, adaptés à la complexité du corps réel plutôt qu’à un modèle désincarné.

  • Stimulations synchrones et asynchrones : Elle a développé, dès le milieu des années 2000, des paradigmes dans lesquels les mains ou les pieds sont stimulés électriquement ou par vibration, de manière synchrone ou décalée. Ce jeu de temporalités permet de dissocier les sources d’information, et d’observer comment leur regroupement façonne la perception du « soi corporel » (Kavounoudias et al., 2008).
  • Electromyographie et imagerie cérébrale : Kavounoudias combine avec précision l’observation directe de l’activité musculaire à différents niveaux avec des mesures EEG, voire IRMf, pour capter la dynamique réelle de l’intégration sensorimotrice, en situation de mouvement ou d’équilibre (Beugnet et al., 2018, J Physiol).
  • Applications cliniques et robotiques : Cette recherche est féconde jusque dans les essais d’interface corps-machine, que ce soit pour comprendre la rééducation chez le patient amputé ou dans la conception d’orthèses robotiques reproduisant le feed-back sensoriel humain (projets ANR REHAB et Sensrob, 2014-2016).

Le choix de ces dispositifs met en avant une philosophie de la méthode : la cognition n’existe pas en surplomb, elle s’enracine dans le vivant, le gestuel, le contact sensoriel subtil.

L’incarnation de la cognition : théories et données innovantes

Anne Kavounoudias occupe une place singulière dans la neuroscience française parce qu’elle intègre la notion d’« incarnation de la cognition » (embodied cognition). Il s’agit là d’un changement de paradigme décisif, amorcé par Francisco Varela, Alva Noë ou Marc Jeannerod, mais que ses données expérimentales rendent concret : la cognition ne se comprend jamais sans ses racines corporelles.

  • L’espace péripersonnel : Elle montre que la « bulle corporelle » – zone de l’espace immédiatement autour du corps, dans laquelle les objets sont potentiellement atteignables – est activement construite par l’intégration sensorielle. C’est la modulation de cette bulle qui permet d’anticiper un contact, ou d’éviter un obstacle avant même que l’analyse consciente ne débute (Kavounoudias & Roll, 2009, Neurophysiol Clin).
  • Attention et perception sensorielle : Différentes expériences indiquent que, selon le contexte attentionnel, certains signaux sensoriels sont amplifiés ou filtrés, modifiant la perception corporelle à la volée. Ce filtre dynamique serait impliqué dans l’adaptation rapide à l’environnement, élément crucial pour l’intelligence incarnée (Beugnet et al., 2018).
  • Plasticité sensorimotrice après lésion : Les recherches menées post-AVC ou sur des patients amputés proposent un nouveau regard sur la manière dont la reconfiguration de la perception corporelle permet des stratégies adaptatives performantes, y compris lors de l’utilisation de prothèses (Marque et al., 2019, Brain Topography).

Parmi les résultats étonnants : la capacité du cerveau à « étendre » la représentation corporelle à des outils ou aux membres artificiels, ce qui ouvre d’immenses perspectives pour la robotique, l’assistance médicale et la compréhension du handicap.

Intégration corps-cognition : implications cliniques, éducatives et sociales

Penser le corps comme une source continue de signaux pour la cognition, ce n’est pas seulement un progrès théorique. Cela a des conséquences très concrètes, que le laboratoire d’Anne Kavounoudias documente et alimente activement.

  • Rééducation sensorimotrice : De nouvelles techniques de réhabilitation neuro-fonctionnelle sont issues de ces recherches : par exemple, la stimulation proprioceptive personnalisée améliore la récupération post-AVC ou chez le patient hémiplégique, en renforçant la plasticité corticale et l’« appropriation » du membre affecté.
  • Handicap et neurotechnologies : Comprendre comment une prothèse peut s’inscrire comme « propre », via le feed-back sensoriel, éclaire de nouveaux usages et pose les bases d’appareillages plus intégrés, augmentant l’autonomie et la confiance des utilisateurs (cf. projet Sensrob).
  • Pédagogie, motricité et apprentissage : La recherche sur l’incarnation cognitive transforme également nos modèles éducatifs. Exemples notables : intégrer davantage d’activités gestuelles, rythmiques ou sensorielles dans l’école pourrait favoriser l’intelligence adaptative, notamment chez les élèves avec troubles DYS ou TDA/H (revue synthétique: Neuropsychologia, 2020).

L’un des apports majeurs de Kavounoudias est, sans doute, cette capacité à articuler modélisation fondamentale et retombées pour le soin, l’inclusion et même la prospective sociale. Le fait de penser la cognition comme un processus distribué, fluctuant, offre une intelligence pour le design des environnements, de l’ergonomie — et pour la compréhension profonde de notre adaptabilité.

Vers une cartographie toujours plus fine de l’humain

Le travail d’Anne Kavounoudias illustre tout ce que la science du XXIe siècle découvre : être un corps pensé, un esprit incarné, c’est n’être jamais figé. Par ses protocoles inventifs, ses alliances entre physiologie, psychologie et clinique, la chercheuse contribue à faire de la neuroscience un outil de compréhension du vivant dans sa complexité mouvante.

Il reste tant à explorer : la diversité culturelle du schéma corporel, les nouveaux dialogues entre corporeité et technologies, la prévention des troubles de l’intégration sensorielle chez l’enfant ou l’adulte. Ce dialogue continu entre sensations, mouvements, pensées, façonne chaque stratégie adaptative, chaque réajustement créatif dans l’existence. Les pas scientifiques d’Anne Kavounoudias éclairent ainsi, discrètement mais durablement, l’espace fertile où l’humanité pense et se repense, dans et par le corps.

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