Introduction : Quand la crise devient révélateur

Rarement les sociétés humaines auront été soumises à autant de chocs simultanés que ces dernières années. Pandémie mondiale, crise climatique, incertitudes géopolitiques, accélération technologique, tensions sociale… Chacun de ces événements a été un test grandeur nature, non seulement pour nos organisations, mais aussi, plus intimement, pour nos façons d’apprendre, de nous ajuster, de comprendre et de coopérer.

Face à la complexité et à l’imprévisibilité du réel, le concept même d’intelligence — cette faculté de s’adapter, d’analyser, de résoudre — s’est vu interrogé, mis à l’épreuve, parfois désorienté. Et c’est précisément dans ces contextes de crise qu’un changement subtil, mais décisif, s’opère dans les approches scientifiques : la montée en puissance de ce que l’on nomme désormais “l’intelligence adaptative”.

Aux racines de l’intelligence adaptative : un concept en devenir

À l’origine, l’intelligence était majoritairement pensée à travers le prisme du quotient intellectuel et des compétences logico-déductives. Or, depuis les années 2000, un glissement s’opère vers une conception plus dynamique — la capacité d’un organisme à ajuster ses comportements face à des environnements incertains (ScienceDirect). La crise n’est plus le simple facteur de risque à contourner ; elle devient le révélateur, parfois le catalyseur, de mécanismes adaptatifs complexes.

Les neurosciences ont abondamment documenté la plasticité cérébrale, cette propriété de modifier l’organisation fonctionnelle du cerveau sous l’influence des expériences (Nature Reviews Neuroscience). Les premières recherches sur l’apprentissage et la mémoire n’envisageaient le changement que dans des environnements stables. Les crises contemporaines, en revanche, forcent à penser l’adaptation à des contextes mouvants, ambigus, chaotiques.

Paradoxes et apprentissages de la pandémie Covid-19

La pandémie de Covid-19 a été un révélateur majeur de nos aptitudes (et limites) adaptatives tant à l’échelle individuelle que collective. Selon une étude menée dans 40 pays par l’UNESCO, 1,6 milliard d’enfants et d’adolescents ont vu leurs habitudes d’apprentissage bouleversées durant les confinements de 2020 (UNESCO).

  • Nouveaux espaces d’apprentissage : Les écoles, les universités mais aussi les familles ont été contraintes de réinventer l’éducation en ligne et de repenser l’autonomie des apprenantes et apprenants.
  • Résilience psychique : Le stress ambiant a mis en lumière la diversité des ressources et vulnérabilités : flexibilité émotionnelle, gestion de l’incertitude, redéfinition des priorités.
  • Adaptation collective : Les stratégies de communication, la capacité à tisser des réseaux d’entraide, l’émergence de solidarités locales et numériques ont illustré la dimension sociale de l’intelligence adaptative.

Ce moment charnière a permis de documenter, en temps réel, les limites d’un modèle adaptatif fondé uniquement sur la performance individuelle ou la logique du “plus fort”. La notion d’intelligence s’est enrichie de paramètres tels que la coopération, la gestion des conflits ou la créativité sous contrainte (Psychological Science).

Crise écologique : adaptation ou transformation ?

La crise environnementale confronte l’humain à des enjeux dépassant l’échelle individuelle. Selon le GIEC, la fréquence et l’intensité des catastrophes climatiques augmenteront sensiblement d’ici 2050, nécessitant une adaptation à la fois rapide et systémique.

Les recherches en neurosciences et en psychologie de l’écologie montrent que :

  • La perception du risque écologique varie selon les groupes sociaux, les expériences individuelles et le type de médias consultés.
  • L’adaptation requiert d’apprendre à désapprendre certains modes de vie, à anticiper sur plusieurs générations, à intégrer la vulnérabilité comme donnée fondamentale du vivant (Global Environmental Change).
  • Les sociétés les plus résilientes sont celles qui transforment leurs structures éducatives et sociales pour soutenir les capacités adaptatives (exemple emblématique : les politiques “d’éducation à la transition” menées en Suède et en Finlande).

La crise écologique agit donc comme un prisme, obligeant à redéfinir les contours de l’intelligence adaptative — moins comme une simple plasticité, davantage comme une transformation des cadres de pensée et d’action.

Chocs socio-politiques et géopolitiques : entre tensions et créativité

La montée des inégalités, l’instabilité politique, l’essor des migrations forcées : autant de crises qui défient de façon inédite la capacité des individus et des groupes à s’ajuster.

  • La France, par exemple : a connu, selon l’INSEE, en 2022 une augmentation de 40% des demandes d’asile par rapport à 2019, posant la question de l’accueil, de l’inclusion mais aussi de l’acculturation mutuelle.
  • En Ukraine : depuis le début du conflit, plus de 8 millions de personnes déplacées en interne ou à l’extérieur du pays ont été confrontées à la nécessité d’apprendre de nouveaux codes, de réinventer leurs trajectoires éducatives et professionnelles (UNHCR).

Ces contextes de tension offrent un terrain d’observation concret de l’intelligence adaptative : l’apprentissage du multilinguisme, la gestion de la pluralité des normes, la capacité à faire émerger de la cohésion dans l’incertitude. Des chercheurs en sciences sociales ont récemment montré que les communautés qui valorisent l’intelligence culturelle et la flexibilité comportementale disposent de meilleures ressources d’ajustement et d’innovation sous pression (Frontiers in Psychology).

Le revers des crises : vulnérabilité et polarisation

Toute crise n’induit pas automatiquement un gain adaptatif. De nombreux travaux montrent que l’incertitude chronique peut susciter anxiété, troubles psychosociaux, repli identitaire ou phénomènes de polarisation (The Lancet Psychiatry). Ainsi, le contexte de polarisation numérique depuis 2015 (Brexit, élections américaines, crise ukrainienne) a accentué la difficulté à intégrer des points de vue divergents, illustrant une forme de rigidité cognitive induite par la surcharge informationnelle.

Cette dimension invite à nuancer l’idée que la crise serait « automatiquement » émancipatrice. L’intelligence adaptative est aussi une construction fragile — nécessitant des conditions psychosociales, sanitaires et éducatives favorables.

Du laboratoire à la société : innovations et défis pour l’intelligence adaptative

Face à ces bouleversements, plusieurs tendances émergent :

  • La place grandissante de la co-éducation et du mentorat : En contexte de crise, l’apprentissage social et la transmission intergénérationnelle (mentorats, tutorats informels, communautés d’échanges de savoirs) deviennent des leviers de résilience (Rapport Eurydice 2023).
  • L’essor de l’intelligence collective : L’OMS souligne le rôle des groupes pluridisciplinaires dans la gestion des crises sanitaires, montrant une réduction de 22% des erreurs médicales majeures dans les hôpitaux favorisant la collaboration transversale (OMS).
  • L’intégration de dispositifs technologiques ouverts : Les plateformes d’apprentissage adaptatif (ex : MOOCs, forums de pair à pair), initialement conçues pour des contextes stables, sont réajustées continuellement pour répondre à des besoins de formation en temps de crise (données Heliyon).

À travers ces exemples, la notion d’intelligence adaptative quitte le seul registre du cerveau individuel : elle s’incarne dans la rencontre entre plasticité neuronale et organisation sociale, entre vulnérabilité et innovation, entre l’éphémère et la transmission.

Vers une intelligence adaptative augmentée ?

À la lumière de ces crises, la recherche tend à redéfinir l’intelligence adaptative non plus comme simple adaptation passive, mais comme une aptitude à transformer de façon créative les contraintes en ressources, en renouvelant nos manières de voir, de sentir, d’agir. Cette capacité repose notamment sur :

  1. La gestion de l’incertitude (flexibilité cognitive, acceptation de l’ambiguïté).
  2. L’inclusion de la pluralité (valorisation de la diversité, apprentissage interculturel).
  3. La capacité à apprendre de l’échec et à réévaluer ses schémas d’action.
  4. La création de nouveaux modèles de coopération, à l’échelle locale comme globale.

Les grandes crises de ce début de siècle auront été, plus qu’un catalyseur, un puissant révélateur : elles forcent à reconfigurer l’idée même de “s’intelligenter” ensemble, d’apprivoiser l’éphémère, de construire l’avenir sur la base du doute productif.

De nouvelles lumières sur un vieux concept

En filigrane, les crises contemporaines donnent un nouveau souffle à la vieille question de l’intelligence. Derrière chaque rupture, chaque désordre, se dessine la possibilité d’une expansion des normes de ce que “s’adapter” veut dire : apprivoiser la fragilité, apprendre à coopérer dans la différence, inventer là où l’habitude échoue, oser la souplesse dans le chaos. L’intelligence adaptative, loin de se réduire à une aptitude individuelle, devient alors l’expérience partagée d’un monde incertain, tremplin vers des sociétés capables de tenir ensemble les paradoxes, l’innovation et la vulnérabilité.

Sources principales citées : UNESCO, OMS, Nature Reviews Neuroscience, GIEC, Psychological Science, Eurydice, Heliyon, UNHCR, Frontiers in Psychology, Global Environmental Change, The Lancet Psychiatry, ScienceDirect.

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